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Jean-Luc SWERTVAEGHER[1], (2002), Métamorphoses sous surveillance: psychologie de la transsexualité, in Psychologie Française, Tome 47, n°3, pp. 21-30.


METAMORPHOSES SOUS SURVEILLANCE: PSYCHOLOGIE DE LA TRANSSEXUALITE


Résumé: Comment la psychologie peut-être rendre compte de l'existence des la transsexualité sous sa forme actuelle sans être obligée de disqualifier l'expérience spécifique des personnes qui se sont engagées dans une aventure de transformation complexe, nécessitant l'intervention de diverses disciplines et institutions, le recours à des substances ainsi qu'à de multiples opérations chirurgicales?
Pour explorer cette question, une équipe de cliniciens-chercheurs du Centre Georges Devereux a élaboré une méthodologie d'approche de la transsexualité en mettant en place un dispositif clinique d'accompagnement de personnes transsexuelles en cours de transformation et en interrogeant les logiques qui président au fonctionnement du parcours transsexuel. A partir des données recueillies durant quatre années, différentes propositions sont alors évoquées pour comprendre le véritable état de guerre qui s'est installé entre des disciplines comme la psychologie ou la psychiatrie et la population transsexuelle.
En inversant la dynamique qui régit habituellement les rencontres entre la psychologie et la transsexualité; en permettant à notre discipline de se laisser questionner par la transsexualité et non l'inverse, surgit alors une question de fond que ne cessent de venir nous poser les personnes transsexuelles: peut-on penser l'être humain sans le recours à une théorie de la sexualité?



Mots-clés:
transsexualité - syndrome de transsexualisme - conversion de genre - différence-des-sexes - sexualité - affiliation - métamorphose.

Introduction.

Tania — Aujourd'hui, je m'appelle Tania. Ma vie ressemble à celle de toutes les femmes – je travaille dans une entreprise de tapisserie, je suis représentante syndicale et je vis seule en banlieue parisienne. Bien sûr, je suis devenue une femme un peu moins ordinaire que la moyenne puisque j'ai été transsexuelle – je dis bien “j'ai été” car je considère que je ne le suis plus depuis la fin d'un parcours de transformation qui a duré 5 ans, m'a coûté plus de 100 000 F et m'a occupé la totalité de mon existence de 1991 à 1996. Depuis ma réassignation officielle – ce que j'appelle “ma nouvelle naissance” en tant que “Tania”, je vis comme tout le monde même si je dois continuer à prendre des hormones, à travailler la hauteur de ma voix, à entretenir mon nouveau corps avec beaucoup d'attention. Si j'en ai les moyens, je projette de me faire opérer de ma pomme d'adam et me faire rectifier le visage que je trouve encore trop masculin.

D'apparence, Tania se présente effectivement comme une femme comme les autres. Sa physionomie, ses vêtements mais aussi sa voix, ses gestes, son attitude générale ne permettent nullement de douter d'une quelconque “crédibilité” de son appartenance au genre féminin. Or, Tania est bien une personne transsexuelle ayant achevé son parcours de réassignation – une “ex-transsexuelle”, rectifierait-elle – puisqu'elle a passé plus de trente années, sous le prénom de Christian, à vivre dans un corps masculin.

Notre rencontre avec Tania s'inscrit dans le cadre des activités de recherche que mène un groupe de psychologues cliniciens au sein du centre Georges Devereux sur le thème de la transsexualité et ce, depuis maintenant 5 ans, sous l'impulsion de Françoise Sironi[2].

Constatant le véritable état de guerre qui s'est installé entre les psychologues et les personnes transsexuelles, cette recherche s'est donnée pour objectifs d'interroger notre discipline, la psychologie, sur ce qu'elle a pu dire et faire quand elle s'est intéressée au phénomène de la transsexualité, mais aussi d'explorer les spécificités des problématiques et des désordres auxquels sont souvent confrontés les candidats transsexuels afin de mener une réflexion sur les modalités de l'aide thérapeutique qu'il conviendrait d'apporter à cette population minoritaire et marginale souvent confrontée à d'importants problèmes psychologiques lors du parcours de transformation.

Rappelons que la transsexualité, telle qu'elle se présente sous sa forme actuelle, fait référence à une réalité qui n'a guère plus d'un demi-siècle d'existence, puisque cette “transsexualité moderne” suppose la possibilité de pouvoir recourir à une offre technique permettant la métamorphose de son corps et d'obtenir les papiers officiels indispensables pour pouvoir vivre, de manière crédible, comme un membre du genre[1] opposé à celui de sa naissance.
On comprend que ce nouveau devenir dans lequel se sont engagés certains êtres humains ne pouvait laisser indifférente une discipline comme la psychologie.

Si on comprend aisément que la transsexualité actuelle suppose, de fait, une alliance entre les candidats transsexuels et les professionnels de la médecine (notamment les chirurgiens et les endocrinologues), on peut se questionner, en revanche, sur les enjeux profonds qui n'ont cessé d'animer les rencontres entre la psychologie et la transsexualité et se demander comment, aujourd'hui, notre discipline peut rendre compte du phénomène transsexuel, sous sa forme actuelle, sans être obligée de disqualifier l'expérience spécifique des personnes qui se trouvent engagés dans une longue aventure de transformation, mobilisant l'intervention de multiples professionnels (psychiatres, psychologues, endocrinologues, esthéticiens, chirurgiens, juges,..), de substances (les produits hormonaux) et d'opérations techniques les plus diverses.

Pour mener cette recherche, nous avons adopté une méthodologie de type ethnopsychiatrique, telle que l'a conceptualisée Tobie Nathan (Nathan, 1997) en mettant en place un dispositif clinique adapté à cette population spécifique ainsi qu'aux familles confrontées à ce phénomène.

1. Principes méthodologiques qui sous-tendent l’approche de la transsexualité dans notre groupe de recherche.

Tania — Quand j'ai rencontré pour la première fois un psychiatre, c'est lui qui a évoqué l’idée que j’étais peut-être transsexuelle. Il m'a demandé pourquoi mon médecin généraliste m'avait demandé de le rencontrer, puis il m'a dit qu'on serait amenés à se revoir souvent et il m’a remis une lettre pour mon médecin:

«Cher ami, ce patient est bien transsexuel avec une homosexualité contrariée par son histoire conjugale. En effet, enfance avec difficulté probable d’identification sexuelle, adolescence homosexuelle, puis un mariage contre nature. Pas de demande d’aide spécialisée, pas de culpabilité pathologique. Son désir est de continuer dans sa voie et nous sommes impuissants devant son histoire. C’est très dur. Je lui propose la formule “porte ouvert” en cas de difficultés qui ne manqueront pas. Bien à toi, ...»

Ce témoignage relatant les premiers échanges de la rencontre entre le psychiatre et le candidat transsexuel montre explicitement comment un patient, doté d'une demande et d'une souffrance singulière, se voit proposé par le professionnel une affiliation à une catégorie psychopathologique spécifique – celle des sujets atteints d'un syndrome de transsexualisme (ou de dysphorie de genre) – et comment ce patient se trouve immédiatement pensé en référence à une théorie de la sexualité.

Or, du fait de notre position de chercheurs en psychologie, il nous est impossible d'aborder la question de la transsexualité si nous adhérons, à priori, à une quelconque théorie de l'origine de la transsexualité ou de la nature des personnes transsexuelles.
Dans la mesure où tous les énoncés théoriques sur la transsexualité fonctionnent comme autant d'opérateurs participant activement au traitement institutionnel et à la transformation des candidats transsexuels[2], chacun des outils conceptuels que tel ou tel groupe engagé dans la transformation transsexuelle peut être amené à manier pour défendre ses intérêts spécifiques, pour agir, pour intervenir activement dans la construction des personnes transsexuelles doivent pouvoir être traités comme les autres éléments cliniques qu'un dispositif de recherche permet de convoquer. Le chercheur doit, en conséquence, se donner les moyens de les identifier et d'analyser les effets qu'ils produisent tant sur le plan individuel que social ou politique.

C'est pourquoi notre première tâche fut de mettre en place un dispositif complexe de recueil de données comprenant notamment:

2. Psychologie et transsexualité. Bref historique d’une rencontre.

Dans le passé, la psychologie s'est déjà saisie du problème de l'existence d'une population minoritaire de personnes s'engageant dans un processus de changement de genre. Quand, dans la première moitié du vingtième siècle, des équipes médicales ont décidé de relever le défi que leur lançaient les personnes transsexuelles en décidant de procéder à des opérations de changement de sexe[3], quand sont apparues sur le marché des substances hormonales de synthèse, quand la justice a commencé à officialiser le changement de sexe civil des personnes déjà transformées, la psychologie s'est retrouvée contrainte de se prononcer sur cet événement inédit que constituait l'émergence de ces nouveaux patients mettant à mal la sacro-sainte “différence-des-sexes” (Prokhoris, 2000) en réclamant le droit de pouvoir transformer leur corps, leur nomination et leur identité sexuée.

Toute l'histoire de la rencontre entre la psychologie et la transsexualité s'est focalisée autour d'enjeux fondamentaux que nous pouvons résumer à partir des positions respectives du sexologue Harry Benjamin (Benjamin, 1953, 1966) et du psychanalyste Robert Stoller (Stoller, 1968, 1985).

Harry Benjamin, psychiatre américain mais surtout sexologue et fervent défenseur de l'endocrinologie naissante est généralement considéré comme le fondateur du transsexualisme actuel: en imposant, en 1953, à la communauté psychiatrique, la nécessité de reconnaître les personnes transsexuelles comme des membres d'une population psychopathologique spécifique distincte de celle des perversions[4], Benjamin a tout simplement offert aux candidats transsexuels la possibilité – à condition de se conformer aux critères d'un syndrome de transsexualisme défini par la communauté psychiatrique – de devenir membres d'un nouveau groupe psychopathologique et de bénéficier ainsi de l'accès aux transformations médicales, sociales et juridiques espérées initialement.
Harry Benjamin est devenu, en quelque sorte, la figure emblématique de la transsexualité actuelle: dès le début du vingtième siècle, ce sexologue était convaincu que l'avenir du traitement des candidats transsexuels relèverait plus des progrès de la biologie que des compétences de la psychanalyse: l'hormonothérapie et la chirurgie plastique constituaient à ses yeux des réponses plus adéquates qu'une psychothérapie à la demande de réalisation des candidats transsexuels.
Benjamin, en quelque sorte, venait affirmer que la transsexualité était la preuve que Freud s'était trompé: les progrès de la biologie allaient bientôt rendre caduques tous les traitements fondés sur les théories psycho-dynamiques.

A l'opposé, nous trouvons Robert J. Stoller, psychiatre et psychanalyste américain et John Money (Money, 1975), psychologue, dont les travaux sur l'intersexualité, les concepts de sexe, de genre (gender), ... ont profondément influencé le monde de la psychologie dans les années 1970.
Fervent défenseur de la psychanalyse, Stoller tentera, durant toute sa vie, de démontrer, contrairement aux allégations de Benjamin, que l'existence des personnes transsexuelles est, en fait, la preuve que Freud avait raison: si les vrais transsexuels se montrent récalcitrants à toute entreprise psychothérapeutique, c'est le signe, comme Freud l'avait déjà souligné à propos des psychotiques, que ces sujets se trouvent dotés d'une structure psychique particulièrement rigide mais aussi fragile et que celle-ci a commencé à se constituer comme telle dès la toute petite enfance (et même avant). C'est ainsi que pour Stoller, toute entreprise de changement du fonctionnement psychique des “vrais” transsexuels est voué à l'échec et il devient inévitable de faire appel à la chirurgie et la réassignation pour alléger la souffrance existentielle de ces individus. En revanche, selon l’auteur, une majorité de situations de transsexualité relèverait d'un transsexualisme secondaire (regroupant toutes les situations de personnes faisant état, tardivement dans leur vie, d'une revendication transsexuelle), pour lequel un traitement psychothérapeutique est à même d'infléchir le désir de changement de sexe.

C'est pourquoi, selon Stoller et la plupart des psychologues et des psychanalystes qui, par la suite, se sont intéressés à la question, il est impossible et dangereux de laisser les candidats transsexuels aux seules mains des chirurgiens et des endocrinologues: seuls des experts du psychisme peuvent détecter les “vrais” transsexuels des transsexuels “secondaires” et ainsi protéger contre eux-mêmes un grand nombre d'individus exprimant une demande de changement de sexe: il s'agit de prémunir le sujet du danger que représente son propre désir inconscient qui le pousse à opérer un passage à l'acte avec la complicité des médecins.

Par voie de conséquence, aux yeux de la psychologie, la médecine ne devrait intervenir que pour réparer des désordres, jamais pour accomplir le simple désir des patients[5]. La présence d'un expert de la psychologie est revendiquée, de ce fait, comme indispensable.


C'est dans tout ce contexte que s'est développé, depuis maintenant un demi-siècle, l'univers de la transsexualité: un monde dans lequel interagissent, en permanence, (chacun en fonction de ses compétences et de ses intérêts spécifiques) des candidats transsexuels revendiquant le droit de bénéficier d'un changement de sexe, des psychiatres et psychologues considérant ces personnes comme des patients présentant un syndrome psychopathologique de transsexualisme ou de dysphorie de genre, de multiples spécialistes de la transformation corporelle prêts à relever le défi technique que leur lancent les candidats transsexuels et enfin les magistrats appelés à statuer sur la nouvelle identité sociale des personnes transformées.

3. La première étape du parcours transsexuel: la sortie de l’exil et l'entrée dans un autre monde.

Tania — Depuis toute petite, chaque fois que je le pouvais, je m’habillais en cachette avec les habits de ma mère. Et chaque fois, j’avais la même peur d’être surprise. La crainte d’être découverte, l’impossibilité de ne pas recommencer et en même temps, l’envie d’être comme les autres garçons en me disant: «bon, allez, tu déconnes, t’es un garçon, il faut que tu deviennes un garçon comme les autres». Sans arrêt, ces allers et retours. J’accumulais des fringues, je planquais tout et régulièrement, je me disais: «alors, hop, tu jettes tout et allez, tu te ressaisis». Ça, pendant plus de dix ans! Ça m’occupait toute la tête. Toute mon adolescence, la même question qui revenait: «pourquoi tu ne peux pas être un garçon comme les autres?»
J’ai fini par me marier en 69; j’ai eu un fils en 71 et au fur et à mesure qu’il grandissait, je ne me sentais pas vraiment un père responsable. Régulièrement, j’avais besoin de sortir dans les bois en portant les vêtements de ma femme, en cachette; quelquefois, quand elle sortait, je m’habillais en femme, je me regardais dans la glace, j’avais acheté des perruques et je sortais ainsi dans la nuit… Je me faisais des trucs pas possible… Des actes solitaires avec mon corps… en le brutalisant… en ligotant mon sexe, comme s’il ne pouvait plus exister… Cela prenait de plus en plus la forme de l’auto-destruction.
Je voyais bien que si je continuais comme ça, ça pouvait aller jusqu’au suicide. J’ai eu peur, alors je me suis dit: «Il faut que tu arrêtes tes bêtises, c’est pas ça, tu prends la mauvaise route; c’est pas possible, ça ne peut pas être ça». Et c’est là que j’ai été consulter mon médecin qui m’a écoutée et envoyée voir un psychiatre qui s’occupait de ce genre de problèmes.

Il suffit de donner la parole aux personnes transsexuelles pour qu’elles nous enseignent à quel point, avant d'avoir rencontré les institutions psychiatriques et médicales, elles ont pu être saisies, effrayées en se retrouvant en prise, dans la clandestinité, avec un phénomène qu'elles identifieront plus tard comme étant celui de la transsexualité.

Il importe, pour cela, d'être attentifs à leurs témoignages relatant leurs expériences dans les sous-bois mal éclairés des périphéries des villes, dans l’intimité des chambres où se jouent des scènes à huit clos quand la famille est absente: enfilant des bas, des chaussures féminines, une jupe; se mettant des boucles d’oreilles, elles se construisent un corps qui les transporte loin, très loin de la cité.
Eprouvé solitaire dans la pénombre et les marges, en absence des humains; pour les MtF[6]: contact des bas, du lycra, des voiles, nouveau visage, nouvelle attitude, nouvelles postures avec le maquillage et le port de bijoux; pour les FtM: bandage de la poitrine, sensations animales de la masculinité dans la toile du jean et la texture épaisse de la chemise. Enfin: métamorphoses païennes; noces solitaires intenses et démoniaques.
Le corps n’est plus un organisme. C’est un corps sans organes (Deleuze et Guattari, 1972, 1980). Des flux, rien que des flux, des intensités; rien que des sensations; Il n’y a plus d’actes dans la scène qui se joue; que de pures promesses de devenirs qu’il faut pourtant abandonner, brutalement, dès qu’on entend la famille, des voisins, un témoin qui revient. Alors, c’est la précipitation honteuse: tout cacher: les vêtements, les bijoux, dans le fin fond d’une armoire; les bas enroulés derrière les plinthes, et redevenir humain, tristement humain; jusqu'à la prochaine occasion...
Ou jusqu’au jour où on se dit que cette double vie, faite de faux fuyants et faisant peu à peu le lit du désespoir ne peut plus durer.


C’est alors qu'intervient la décision de sortir du bois, de la clandestinité, de se mettre en quête de l'existence de véritables interlocuteurs institutionnels avec lesquels se dessine le possible d'entreprendre, en leur compagnie, une aventure de changement qui mettrait fin à ce processus solitaire de dévitalisation progressive. Et c'est ainsi que tout bascule avec la rencontre du psychiatre, du psychologue, des médecins et des juristes...

4. La seconde étape du parcours transsexuel: les procédures de désaffiliation et de réaffiliation.

Cette nouvelle vie commence par l'installation de la personne dans un tout autre monde: une sorte d'univers écologique entièrement nouveau organisé autour de la seule mise en acte de sa propre transformation dans lequel se trouvent convoqués de multiples professionnels (psychiatre, psychothérapeute, phoniatre, esthéticien, endocrinologue, urologue, chirurgien, avocat, juge, ...), des groupes jusqu'alors inconnus (les associations de transsexuel(le)s), des produits hormonaux, des savoirs et des connaissances nouvelles (concernant le fonctionnement de certains organes, les techniques permettant d'en modifier le fonctionnement, ...; l'apprentissage, en psychothérapie, d'un nouveau récit de sa vie, ...; les effets de telle ou telle substance hormonale, ...).

Le seul fait de venir se loger au sein d'un tel univers dans lequel vivre devient alors synonyme de changer, se modifier, se transformer, ... s'accompagne très vite d'une nécessité absolue: celle qui consiste à élaborer de nouveaux modes d'échanges avec son environnement quotidien. Tout le temps de la transformation, il faut apprendre très vite à “leurrer” les voisins, les proches, les policiers, les personnels administratifs, ... pour ne pas “provoquer” de troubles et être perçu comme un “monstre” (Foucault, 1999). Il s'agit de rester humain parmi les humains, éviter la précarisation, et si possible, conserver son emploi (la procédure de réassignation se révèle extrêmement coûteuse).

Sophie — J'ai passé plusieurs années à devoir “jongler” en permanence entre les situations sociales où j'étais connue en tant qu'homme et celles où je pouvais me présenter en tant que femme. Comme j'étais médecin et que je faisais des remplacements de collègues, il m'est souvent arrivé d'être obligée de revenir chez moi pour me changer, avec toujours cette crainte de croiser la gardienne de l'immeuble entre le moment où je rentrais dans mon appartement et celui où j'en sortais. J'avais alors pris le réflexe d'être toujours sur le qui-vive chaque fois que je me déplaçais et je ne rentrais plus chez moi que par les caves et les escaliers de service. C'était épuisant!

A l'aune des différents récits de vie qui nous ont été relatés, et du travail d'accompagnement clinique que nous avons mené depuis cinq années auprès de personnes en cours de transformation et de familles directement confrontées par l'annonce d'un devenir-transsexuel(le) de la part d'un de leurs membres, nous avons pu constater que tout ce qui touche au passé, à la petite histoire privée, aux relations interpersonnelles ne constitue jamais la préoccupation principale de la personne transsexuelle. La propriété, la sédentarité, la relation à l'autre, ce n’est pas son affaire. Son affaire, c’est d’explorer, en faisant appel aux techniques les plus modernes, en négociant avec les professionnels les plus en pointe dans leur domaine de compétences, ce que peut un corps quand on le décompose, on le désorganise, on le défait, système par système, organe par organe pour le re-construire et pouvoir ensuite évaluer à quel point les nouveaux régimes produits par ce corps technicisé et métamorphosé peuvent renouveler la multiplicité des sensations qui avaient été découvertes et ressenties autrefois au prix d’une double vie et d’un quotidien clivé.

On constate également que pour réussir son parcours de transformation, la personne transsexuelle se trouve contrainte à se désaffilier de ses attaches précédentes et à prendre le risque d'un isolement temporaire, quelquefois très fragilisant, dans la mesure où durant de nombreuses années, c'est en solitaire qu'elle doit traverser les différentes épreuves qui lui sont imposées.

Sophie — Et de toute façon, un parcours comme ça, c’est toujours dans la rupture. Et, à partir du moment où j’ai commencé le parcours, j’ai perdu, petit à petit, mes ami(e)s. Parce qu’il ne faut oublier qu’on arrive au degré zéro: c’est à dire zéro ami(e). Et zéro ami(e), c’est là où j’en suis aujourd’hui, c’est là où il faut en refaire.

De leur côté, se retrouvant face à des individus affirmant leur totale mobilisation dans la réalisation de leur transformation et leur refus catégorique de s'intéresser à l'exploration de la préhistoire de leur désir transsexuel, bon nombre de psychiatres et de psychologues se sont d'abord sentis complètement désarmés et déstabilisés devant le manque d'adhésion des personnes transsexuelles à leurs propositions théoriques. C'est alors, suite à des interprétations de ce refus de l'alliance thérapeutique en tant que signe pertinent de l'existence d'un fonctionnement psychique de type psychotique ou borderline, que s'est installé durablement un véritable état de guerre entre la psychologie et la population transsexuelle, celle-ci s'estimant insultée et incomprise par les psychiatres et les psychologues.

Claude — Un jour, le psychiatre m’a demandé que je lui montre mes mains et il a affirmé: «Vous ne pouvez pas être crédible en tant que femme: voyez la taille de vos mains: ce sont des mains d’homme! Il m’a également interrogée sur ma pointure. Je fais du 41. Il a alors conclu en disant: «Vous ne pouvez pas devenir une femme; vous avez les attaches trop larges!».
Je lui ai alors répondu que ma mère faisait aussi du 41 et que ses gants étaient à ma taille; fallait-il que j’en déduise que ma mère n’était pas crédible en tant que femme?

5. Le lent mouvement de dé-psychiatrisation de la transsexualité.

Claude — Quand le psychiatre m'a enfin délivré mon attestation de transsexualisme, les choses ont été plus rapides et plus faciles. J'ai ai été suivie par un endocrinologue et j'ai commencé les séances d'épilation. Ces gens-là ont été d'un grand secours pour moi, à l'époque: pas de jugement, pas de questions sur ma sexualité, pas besoin de toujours faire attention à ce qu'on leur dit. Je me suis sentie déjà beaucoup moins seule. D'ailleurs, je continue à les rencontrer et cela me fait beaucoup de bien. On est toujours seule quand on fait un parcours comme ça. C'est pour ça qu'on a besoin de l'association – sentir qu'on n'est pas tout seul à vivre cette galère et qu'il y a des gens qui sont dans des situations encore plus difficiles que soi. J'ai remarqué que les phoniatres, les épilateurs, les endocrinologues et même les chirurgiens – je parle des chirurgiens à l'étranger – sont en général des gens qui ne vous jugent pas et qui n'ont pas besoin de vous questionner tout le temps sur votre vie intime pour vous aider.

La mise en place d'un parcours de transformation des personnes transsexuelles entièrement contrôlé par des instances institutionnelles a tenté de réaliser un consensus stabilisé par conversion des transsexuelLEs en sujets atteints d’un syndrome de transsexualisme, et ce, au prix d’une mise sous silence d'une parole initiale perçue comme trop excessive, trop subversive au regard de la “sacro-sainte différence-des-sexes”[7].

C'était sans compter avec la dynamique de changement, de transformation qui constitue l'essence même de tout projet et de toute entreprise transsexuelle. Ainsi, les modalités de construction de ces nouveaux êtres n'ont jamais cessé d'être au cœur de permanents débats et de profonds conflits entre les différents groupes concernés.

Si, au cours des décennies précédentes, la sexologie, l'endocrinologie (et en amont l'industrie pharmaceutique) et la chirurgie plastique se sont présentées comme les groupes les plus actifs dans la modification du traitement institutionnel des personnes transsexuelles, c'est actuellement, du côté des “collectifs d'usagers” que se situent les initiatives les plus incisives pour faire évoluer les discours, les pratiques et les droits qui déterminent les conditions d'existence des personnes concernées.

Depuis ces dernières années, on assiste ainsi à l'émergence de nouvelles paroles collectives portées par des groupes comme Act-up, les communautés se réclamant du mouvement Queer, les associations transsexuelles et transgenres s’exprimant sous forme de forces de revendications dans le champ du droit, du social et du politique[8].

Mettant en œuvre de nouvelles stratégies de contre-pouvoir, ces groupes affichent clairement leurs intentions de dé-psychiatriser la transsexualité en agissant sous forme de collectifs de résistance et non plus en poursuivant un quelconque idéal de libération, voire d’affirmation d’une identité différente, qu’elle puisse être homosexuelle ou encore transsexuelle.

Se réclamant plus ou moins directement d'inspiration foucaldienne[9], ces nouveaux collectifs viennent questionner l'ensemble des acteurs sociaux (et notamment les disciplines des sciences humaines) sur leur implication dans la mise en place et le fonctionnement des régimes de pouvoirs, de savoirs produisant des effets de contrôle et de normalisation des individus.

6. Quand la transsexualité interroge la psychologie.

Tania —Avant que le psychiatre n'atteste par écrit que j'étais “atteinte d'un syndrome de dysphorie de genre”, il a fallu que je suive une psychothérapie durant deux années avec un psychologue. On m'a fait passer des tests et on m'a surtout fait parler de mon enfance. Je trouvais ça intéressant mais moi, ce que j'attendais, c'était de pouvoir avoir accès à l'opération: avoir un vagin, des seins, plus de poils, ressembler à une femme. C'était simple! Et c'était tout! Je ne demandais que ça. Alors quand il fallait parler de ma sexualité – si je préférais les hommes ou les femmes, comment cela se passait quand je faisais l'amour, si j'avais besoin d'objets comme les godemichés, … – moi, je refusais de répondre. Je savais, par l'association de transsexuelLEs, que certains d'entre eux préparent des discours stéréotypés avant de rencontrer les psy pour leur répondre ce qu'ils attendent, en fait. Moi, je n'ai pas voulu marcher dans cette combine. Mais si je voyais que le psy s'intéressait à autre chose que ce pourquoi je faisais ce parcours, je refusais de parler: la transsexualité n'a rien à voir avec des histoires de sexualité.

D'évidence, dans sa rencontre avec la psychologie, la personne transsexuelle ne peut se satisfaire d'énoncés découlant d'une quelconque théorie de la sexualité. Prendre acte d'un tel constat revient à énoncer une première proposition: les personnes transsexuelles nous apprennent qu'il est possible de penser les humains sans la sexualité.

Elles ne cessent d’affirmer que c'est en rencontrant les hormones de synthèse et l'endocrinologie, la médecine chirurgicale et plastique, la phoniatrie, l'épilation électrique et l'esthéticien,... que leur vie a totalement changé.

Elles nous proposent, en somme, de partager l'idée que certains êtres humains sont susceptibles de se réaliser durablement en se lançant dans une aventure de transformation qui vient se loger, s'actualiser et s'accorder avec celle que mène une médecine hi tech, toujours à l'affût de nouveaux défis technologiques à relever.

En conséquence, c'est à une seconde proposition que les personnes transsexuelles nous invitent à réfléchir: peut-on concevoir l'idée que certains humains se construisent, non pas à partir de relations avec une quelconque altérité individuelle, mais directement avec un interlocuteur privilégié qui n'est autre qu'une institution toute entière (dans ce cas, l'institution médicale)?

En ce sens, les transsexuel(le)s viennent affirmer qu'il (elle)s se constituent, en tant que tel(le)s, d'emblée, comme des êtres sociaux.

Reste à mettre au travail de telles propositions qui, outre l'avantage de rendre caduque l'état de guerre qui s'est installé entre les psychologues et les communautés transsexuelles, sont autant de promesses de fabrication de nouvelles pensées sur le monde et sur de nouvelles formes de se présenter en tant qu'humain ne nécessitant pas, à priori, une disqualification de leurs représentants.

Références bibliographiques.

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Remarques.

[1]  Psychologue clinicien, doctorant, Centre Georges Devereux.

[2]  Maître de conférences en psychologie clinique à l'université de Paris 8, Directrice du Centre Georges Devereux.


Notes.

[1]  Dans cet article, le terme “genre” est employé en référence à la procédure d'affiliation de tous les êtres humains occidentaux soit à la catégorie des hommes, soit à celle des femmes.

[2]  Nous appellerons “candidats transsexuels” toute personne venant solliciter la reconnaissance d'un syndrome de transsexualisme ou de dysphorie de genre auprès d'un psychiatre en se montrant prête à s'engager dans un parcours de réassignation.

[3]  Sexe civil: terme juridique.

[4]  Lors d'un symposium à l'académie de médecine de New York, le 18 décembre 1953, Harry Benjamin complète sa définition du syndrome de transsexualisme qu'il avait amorcé en 1949 en évoquant “une entité nosographique qui n'est ni une perversion ni une homosexualité”: «... Le transsexualisme est le sentiment d'appartenir au sexe opposé et le désir corrélatif d'une transformation corporelle...»

[5]  Cet énoncé n'est, en fait, pas nouveau: il s'origine dans les controverses qui se sont développées à partir du cas princeps de “l'homme aux loups”, ce patient initialement traité par Freud en tant que névrosé obsessionnel qui, ensuite, a sollicité une intervention chirurgicale débouchant sur une prise en charge par Ruth Mack Brunswick, laquelle diagnostiquera, en 1926, une psychose paranoïaque: le médecin a-t-il eut raison d'opérer ou s'est-il fait le complice de la réalisation d'un désir pathologique?

[6]  MtF: Abréviation anglo-saxonne: “Male to Female”. Individu initialement masculin en quête d'une réassignation en tant qu'être féminin. Dans l'autre sens: FtM: “Female to Male”.

[7]  Prokhoris S., (2000), Le sexe prescrit, Paris: Aubier.

[8]  Halperin D.M., (2000), Saint Foucault, Paris: EPEL Eds.
[8]  Mangeot P., (2000), Autofictions, in Minorités: les hommes, les femmes et nous: transgenres et transsexuelles, Paris: Revue Vacarme, n°11.

[9]  «Résister, c'est repenser les relations entre les comportements sexuels, les identités érotiques, les constructions du genre, les formes de savoir, les régimes de l’énonciation, les modes de construction de soi et les pratiques communautaires – c’est à dire réinventer les relations entre le pouvoir, la vérité et le désir...». Foucault M., (1984), L’usage des plaisirs, Paris: Gallimard, page 14.

Mis en ligne le 04/10/2003.


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