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CA DE RENNES DU 26/10/1998


Article et extrait de la CA de RENNES publié dans:
FRIANT-PERROT Marine, (1999), TRANSSEXUALISME: une modification des conditions du changement de sexe? in Recueil Dalloz, no 35 du 7 octobre 1999, jurisprudence, pp. 497-512.

Il s'agit d'un arrêt progressiste et humaniste qui n'oblige pas à une chirurgie génitale pour obtenir un changement de sexe. Il est suivi d'un commentaire très négatif avec des arguments obsolètes et peu pertinents. Quel que soit le problème médical, si l'état de santé est incompatible avec une chirurgie, il n'y a pas de cas à qui l'on refuserait et d'autres à qui l'on accorderait. De même, il n'est pas possible d'obliger des personnes à se faire opérer hors de France à leur frais. Cet article est là pour mémoire et pour analyse des arguments qui pourraient encore être opposés afin de les contrer.

COUR D'APPEL DE RENNES
26 octobre 1998

Lorsqu'une personne de sexe masculin présentant le syndrome de transsexualisme ne possède plus tous les caractères de son sexe d'origine et a pris une apparence physique le rapprochant de l'autre sexe, auquel correspond son comportement social, le principe du respect dû à la vie privée justifie que son état civil indique désormais le sexe dont elle a l'apparence.

ARRET

LA COUR — X... est né le [...] à [...] et a été inscrit à l'état civil comme étant de sexe masculin;

- Par requête datée du 18 mars 1997 X... a demandé qu'il soit mentionné sur son acte d'état civil qu'il est de sexe féminin;

- Par jugement du 17 septembre 1997 le Tribunal de grande instance de [...] l'a débouté de sa demande qu'il a estimée prématurée en l'absence de traitement médico-chirurgical suffisant et de la persistance de caractères morphologiques secondaires sans réelles discordance avec son sexe chromosomique;

- Le requérant a formé appel de cette décision et sollicite le bénéfice de sa requête, exposant que son état de santé interdit une opération lui donnant l'appartenance totale d'une femme mais que cet élément de fait ne saurait lui nuire et empêcher la modification de son état civil; —Il demande également la modification de ses prénoms en [nouveaux prénoms];

- Après avoir conclu par écrit à l'irrecevabilité de la demande, le procureur général conclut à son bien fondé au vu des pièces versées aux débats;

Considérant qu'aucune expertise psychiatrique n'a été effectuée au cours de la présente instance; qu'une telle mesure n'est cependant pas utile puisque l'appelant dépose une expertise réalisée par le docteur Y... expert près de la Cour d'appel de Rennes dans le cadre d'une procédure pénale;

- Considérant qu'il en résulte que l'histoire de la personnalité de X... permet de poser le diagnostic de transsexualisme vrai homme-femme avec un comportement féminin précoce, une morphologie générale très féminine et une atrophie de la verge, testicules et bourses étant également atrophiés ou réduits;

- Considérant que, bien que suivi par un service spécialisé de l'hôpital [...] à [...] qui avait envisagé un traitement médico-chirurgical, X..., qui est atteint de séropositivité, n'a pas été opéré en raison de son état de santé incompatible avec une intervention chirurgicale;

- Considérant néanmoins que lorsqu'une personne présentant le syndrome de transsexualisme ne possède plus tout les caractères de son sexe d'origine et a pris une apparence physique le rapprochant de l'autre sexe, auquel correspond son comportement social, le principe du respect dû à la vie privée justifie que son état civil indique désormais le sexe dont elle a l'apparence;

- qu'il résulte de ce qui précède qu'hormis le traitement chirurgical dont le diagnostic a pourtant été posé dans un but thérapeutique, X... a l'apparence physique et le comportement social d'une femme;

- qu'il doit donc être fait droit à sa requête et ordonner la rectification de son état civil;

- que de même pour mettre en harmonie le nouveau sexe et l'état civil, le changement des prénoms masculins en prénoms féminins sera ordonné;

Par ces motifs..., infirmant le jugement, dit que l'acte de naissance de X... sera rectifié et qu'il sera dit comme étant de sexe féminin et qu'il se prénomme [...]...

CA RENNES, 26 octobre 1998

TRANSSEXUALISME:
une modification des conditions du changement de sexe?

Note sous CA Rennes, 26 octobre 1998, par Marine FRIANT-PERROT, maître de conférences à l'université de Nantes, Recueil Dalloz, p. 508.

1 - En accordant le changement de la mention du sexe sur les registres de l'état civil à une personne transsexuelle[1] n'ayant pas subi une intervention chirurgical modifiant définitivement son identité sexuelle morphologique, les juge de la Cour d'appel de Rennes n'ont-ils pas joué aux “apprentis sorciers”? L'attitude frondeuse de cette juridiction inférieure est manifestement inspirée par un souci d'équité. Mais en se démarquant ostensiblement de la position de principe adoptée par l'Assemblée plénière de la Cour de cassation le 11 déc. 1992[2], la juridiction d'appel s'expose à la critique tant pour des raisons juridiques que pratiques.

Les faits de l'espèce méritent d'être relatés avec précision car ils justifient pour une grande part la mansuétude dont les juges ont fait preuve. On ne saurait en effet imaginer qu'une telle vie puisse être vécue.

Dès sa petite enfance, le requérant a été victime de troubles identitaires. Le rejet de son sexe biologique masculin est conforté par l'attitude de sa mère qui entretient cette ambiguïté sexuelle. Adolescent, M. X... entre rapidement en situation de marginalité car il quitte l'école à treize ans et le milieu familial à quatorze ans. Au contact des milieux travestis, il entame le long et dur chemin qui conduit les transsexuels masculins —féminins à solliciter les possibilités offertes par la chirurgie et l'hormonologie pour avoir l'apparence d’une femme. Il se fait injecter mensuellement des hormones progestatives et subit plusieurs opérations chirurgicales pour féminiser son corps (menton, poitrine). Son sentiment d'appartenir à l'autre sexe le conduit en outre à s'habiller exclusivement en femme et à revendiquer ce sexe dans ses relations sociales.

L'entreprise de reconnaissance aurait dû logiquement conduire le requérant à subir un traitement médico-chirurgical consistant à modifier son sexe morphologique par la pose d'un néo-vagin. Cependant, selon l'avis des médecins à l'hôpital [...], sa séropositivité constitue un obstacle dirimant à l'opération de conversion sexuelle. Malgré une morphologie féminine et une atrophie de ses organes sexuels masculins, M. X... conserve donc un sexe d'homme. Cette réalité lui est opposée violemment lors de séjours dans des établissements pénitentiaires. Incarcéré dans une prison réservée aux hommes, il doit subir un isolement constant et total.

Il saisit alors le Tribunal de grande instance de [...] afin qu'il soit mentionné sur son acte d'état civil qu'il est de sexe féminin. Dans un jugement du 17 sept. 1997, le tribunal le déboute de sa demande en rectification de l'acte de naissance qu'il a estimée prématurée «en l'absence de traitement médico-chirurgical suffisant et de la persistance de caractères morphologiques secondaires sans réelle discordance avec son sexe chromosomique».

Par un arrêt du 26 oct. 1998, la Cour d'appel de Rennes infirme ce jugement. Selon les juges d'appel, hormis le traitement chirurgical dont le diagnostic a pourtant été posé, M. X... a l'apparence physique et le comportement social d'une femme. Le principe du respect dû à la vie privée justifie donc que son état civil soit en conformité avec le sexe dont il à l'apparence.

2 - On peut d'abord émettre des doutes sur la conformité du critère juridique retenu avec le droit positif. Certes, la cour d'appel prend soin de viser l'apparence sans se prononcer sur le sexe réel du requérant. Mais, la réversibilité du sexe apparent rend le critère contestable car il n'est conforme ni à la jurisprudence française, ni même à l'état du droit positif à l'échelle européenne (I).

L'arrêt rapporté marque-t-il pour autant une évolution susceptible d'affecter l'unité des décisions rendues en matière de transsexualisme? Nous ne le pensons pas. La portée d'une décision d’appel est a priori limité. En réalité, il est préférable que la solution ne soit pas étendue car ses conséquences sont inopportunes. Force est en effet de constater que les juges ont succombé à une tentation dangereuse en prenant le risque de remettre en cause la cohérence de la jurisprudence, sans pour autant apporter une réponse adaptée au cas d'espèce qui leur était soumis (II).

I - La non-conformité de la solution avec le droit positif

3 - La Cour d’appel de Rennes fait prévaloir le sexe apparent sur le sexe réel. Mais, le caractère réversible de cette apparence (A) rend la solution peu compatible avec les conditions posées par les États européens concernant l'identité légale des transsexuels (B).

A - Le critère juridique retenu: une apparence réversible

4 - La décision d'appel se fonde expressément sur la notion d'apparence en reprenant en partie les termes de l'attendu de principe de l'arrêt rendu par l'Assemblée plénière de la Cour de cassation le 11 déc. 1992. Elle refuse donc de consacrer la prévalence du sexe psychosocial sur le sexe génétique et morphologique[3]. Pourtant, il eût été tentant d'affirmer la primauté d'une réalité “psychique” sur la vérité “physique”. Comme le requérant n'a pas subi l'opération chirurgicale de conversion sexuelle, son sexe psychosocial demeure en contradiction avec son sexe anatomique, même si certains caractère ses sexuels secondaires le rapprochent du sexe revendiqué. Toutefois, si le sentiment profond et inébranlable d'appartenir au sexe opposé permettait d'obtenir un changement juridique de sexe, on s'engagerait inévitablement dans une voie dangereuse. Il est certain que le principe de protection de la vie privée[4] ne pourrait plus justifier un tel changement, la conformation anatomique du transsexuel n'étant pas nécessairement en rapport avec le sexe revendiqué. En outre, le principe d'indisponibilité de l’état des personne serait irrémédiablement ébranlé[5].

5 - Pour éviter les intrusions dans la vie privée du transsexuel il importe plutôt de lui attribuer le sexe dont il a l'apparence sans prendre parti quant à son sexe réel[6] Grâce à la notion d'apparence[7], les juges embrassent ainsi toute l'ambiguïté du sexe du transsexuel qui est à la fois ce «qui apparaît, se montre clairement aux yeux», qui est «manifeste, visible» et ce «qui n'est pas tel qu’il paraît être» donc «illusoire, trompeur»[8]; L'illusion transsexuelle[9] réside en effet dans le caractère trompeur de l'aspect apparent de la personne. Cette réalité perceptible va être retenue pour déterminer la situation de droit de transsexuel. A l'instar de la Cour de cassation, les juges d'appel font donc primer les faits sur le droit en tenant compte du fait que M. X... a «l'apparence physique et le comportement social d'une femme» pour officialiser le changement de sexe.

On retrouve en outre un raisonnement proche de celui adopté en matière d'action en contestation de paternité légitime[10]. Lorsque la vérité sociologique révélée par la possession d'état n'est pas conforme à la situation de droit, on ne se contente pas de cette seule composante psychosociale. Un examen biologique doit corroborer le comportement extérieur du père apparent. De même, la décision d'appel ne se fonde pas uniquement sur la composante psychosociale du sexe, elle vérifie que cette apparence est confortée par des éléments physiques en relevant que le requérant a «une morphologie générale très féminine et une atrophie de la verge, testicules et bourses étant également réduits»,

Ainsi, elle s'inscrit dans le courant jurisprudentiel en préférant l'apparence concentre des aspects physiques, psychiques, et sociaux concordants?

6 - L'originalité de l'arrêt consiste cependant à se fonder sur une apparence réversible pour admettre le changement d'état civil. Certes, le requérant ressemble à une femme grâce à l'injection d'hormones progestatives et à la pose de prothèses mammaires en silicone. Mais, il n'a pas subi une opération chirurgicale modifiant de manière définitive ses organes génitaux externes en lui donnant l'apparence de l'autre sexe. Pourtant, cette condition est requise par la Cour de cassation depuis le revirement de jurisprudence du 11 décembre 1992[11]. Les juges ont en effet posé des conditions strictes permettant de distinguer le transsexualisme vrai des autres situations. Ainsi, une expertise médicale est requise pour attester de la réalité du syndrome transsexuel[12]. Il est donc inutile de mettre les juges devant le “fait accompli” si le diagnostic du transsexualisme est écarté[13]. On risquerait notamment d'officialiser ainsi les pratiques consistant à changer le sexe d'un sportif pour le faire concourir dans la catégorie féminine. Selon un raisonnement analogue, les magistrats ne peuvent se dispenser du traitement médico-chirurgical préalable pour reconnaître officiellement le changement de sexe. M. Massip rappelle que le transsexuel doit remplir cette condition qui est «une preuve solide du sérieux de sa motivation»[14].

La Cour d'appel de Rennes s'inscrit donc en contradiction avec le droit positif en se fondant sur une apparence réversible. Ce pas n'a pas été franchi par les juges de première instance qui ont considéré la demande de changement de sexe comme “prématurée” en l'absence de traitement médico-chirurgical suffisant.

B - La non-conformité du critère

7 - La modification apportée au critère du transsexualisme vrai ne nous semble pas conforme à la jurisprudence nationale. Certes, la cour d'appel tente de minimiser l'écart existant entre la solution retenue et les conditions posées par l'assemblée plénière en affirmant que l'opération, si elle n'a pas été subie, a été diagnostiquée dans un but thérapeutique. Mais l'argument ne nous semble pas recevable.

Rappelons en effet que la légitimation du changement de sexe repose sur l'irrésistibilité de la conviction du transsexuel d'appartenir au sexe opposé. L'évolution corporelle et juridique n'est autorisée que parce qu'elle est subie par l'intéressé qui ne peut résister à une pression d'ordre psychologique[15]. Le changement de sexe devient alors une nécessité thérapeutique; En cela, il ne constitue pas une atteinte illicite à l'intégrité du corps humain et ne contredit pas non plus le principe d'indisponibilité de l'état des personnes[16].

La situation est différente si l'opération de conversion sexuelle n'est pas effectuée bien qu'elle soit diagnostiquée. En effet, si on admet que le changement corporel n'est pas volontaire, car subi, on peut s'interroger sur le rôle de la volonté si l'opération est jugée trop dangereuse pour la santé du transsexuel. Il serait logique de considérer que le patient n'est pas apte à exprimer un consentement libre et éclairé concernant l'opération de conversion. Placé sous l'emprise du syndrome du transsexualisme, il est amené à prendre tous les risques, même si sa vie est en jeu, pour satisfaire son besoin de changer de sexe. Or, on sait que le corps médical n'adopte pas une position unanime sur le point de savoir si on doit refuser d'opérer des transsexuels séropositifs. Il était alors loisible au requérant de subir le traitement chirurgical à l'étranger[17]. Cette possibilité offerte peut faire douter de la motivation du transsexuel à changer son apparence et à affronter “l'épreuve de la vie réelle” d'une femme. Tout indice d'une résistibilité du patient à l'opération constitue à cet égard un acte de volonté qui peut être considéré comme une atteinte au principe d'indisponibilité de l'état des personnes.

Au terme de cette analyse, il apparaît donc que la solution retenue par la cour d'appel n'est pas conforme aux conditions posées par la Cour de cassation car elle ne garantit pas l'irrésistibilité de sa réassignation sexuelle.

Il peut apparaître inhumain d'imposer au requérant une mutilation corporelle irréversible comme gage de sa motivation. Pourtant, on remarquera que cette condition est posée par la plupart des droits étrangers[18].

Lorsque le changement de sexe des transsexuels fait l'objet de dispositions législatives ou réglementaires spécifiques, il faut qu'une intervention chirurgicale ait modifié les caractères sexuels primaires du sujet. On retrouve cette condition en Allemagne[19], en Autriche[20], en Italie[21] et au Pays-Bas[22]. Parfois, la conversion sexuelle définitive est subordonnée à l'existence d'une autorisation judiciaire[23]. Si le changement anatomique n'est pas effectué, il est parfois possible d'opter pour une “solution restreinte” limitée au changement de prénom[24]. Il semble que si l’affaire rapportée avait été jugée selon la législation allemande ou la réglementation autrichienne, le requérant n'aurait pas pu revendiquer une “solution large” permettant le changement de sexe sur les actes d'état civil. Il aurait dû se contenter d'une modification de ses prénoms.

Lorsque les États ont laissé le soin aux juridictions de définir les conditions du changement légal de sexe, on constate souvent que la jurisprudence n'accueille les revendications des transsexuels que s'ils ont subi une intervention chirurgicale modifiant leur sexe d'origine. Ce critère est notamment retenu en Grèce, au Luxembourg, au Portugal et en Suisse[25].

On peut donc en conclure que la solution française n'est pas isolée. Il importe en effet de poser des critères stricts, car l'élargissement des possibilités de conversion sexuelle apparaît inopportune.

II - Le caractère inopportun de la solution

9 - La Cour de Rennes n'a pas su éviter le principal écueil lié à toute entreprise d'équité. Sa décision emporte des conséquences juridiques mettant en cause les principes essentiels de justice et de sécurité juridique (A). Par ailleurs, on peut regretter que la mansuétude des juges d'appel soit bien vaine, car leur décision ne nous semble pas être de nature à répondre au désir individuel du requérant (B).

A - Les conséquences juridiques de la solution

10 - Il est certain que les juges de la Cour d'appel de Rennes ont tranché le litige sans avoir suffisamment perçu les conséquences juridiques d'une telle solution. Pourtant, peut-on raisonnablement admettre qu'une personne ayant conservé un sexe d'homme puisse être désignée comme une femme au regard de la loi? On nous objectera que cette possibilité est réduite. Seuls les transsexuels séropositifs qui ne peuvent subir l'opération chirurgicale sont concernés.

11 - Cependant, il faut bien admettre que la solution est contraire au principe d'égalité. Elle a pour objet d'opérer une discrimination entre les pathologies susceptibles de faire obstacle à la conversion sexuelle définitive. On songe notamment à des hypothèses où le patient souffrant d'un cancer ou d'une insuffisance cardiaque se verrait opposer un refus en raison des risques encourus pour sa santé. En outre, en l'absence de sida déclaré, l'octroi d'un régime dérogatoire apparaît encore plus injuste car il est fréquent que les personnes séropositives sous tri-thérapie aient un taux de lymphocytes T4 proche de la normalité[26]. Les risques médicaux afférents à l'opération sont alors moindres et en aucun cas supérieurs à ceux liés à une contre-indication médicale majeure.

12 - Par ailleurs, la sécurité juridique n'est pas préservée malgré le faible nombre de requêtes admises. On peut craindre notamment que la décision d'appel soit perçue comme une porte ouverte pour les personnes ayant peur de l'opération en raison de son caractère définitif. De plus, il n'est pas impossible dans ce contexte que des transsexuels ayant obtenu le changement de sexe demandent une réassignation dans leur sexe d'origine. Il ne s'agit pas d'une hypothèse d'école, car les médecins sont déjà confrontés à des cas de suicides ou de psychoses post-opératoire, alors même que le patient a été soumis à l'épreuve de la vie réelle pendant plusieurs années sans que sa motivation ne soit jamais démentie[27]. On ne doit donc pas négliger l'éventualité d'un pourvoi en cassation intenté par le transsexuel pour réclamer son statut juridique originel[28]. On imagine aisément que l'arrêt d'appel serait censuré par la Cour de cassation qui réitérerait la position adoptée le 11 décembre 1992. En l'absence d'effet suspensif de cette voie de recours, on assisterait alors à une nouvelle modification de l'état du transsexuel. Cette possibilité procédurale apparaît alors comme une entorse au principe d'indisponibilité de l'état des personnes car le requérant peut l'exercer à son gré[29].

En outre, bien que la situation juridique des tiers ne soit pas affectée rétroactivement par le changement de sexe, on peut redouter les effets d'un tel revirement sur l'équilibre psychologique d'un enfant issu d'un mariage antérieur. Certes, son acte de naissance sera inchangé[30], mais il devra successivement admettre que son père devienne une femme, puis à nouveau un homme au regard de la loi.

Les implications juridiques de la décision rapportée sont donc inopportunes. Ceci d'autant plus que les effets individuels escomptés sont loin de satisfaire l'attente de l'intéressé.

B - Les conséquences individuelles de la solution

13 - Il est certain que l'attitude des juges de la Cour d'appel de Rennes est une manifestation de l'équité prétorienne. L'incarcération et la séropositivité du requérant sont autant d'éléments qui ont déterminé les magistrats à statuer en faveur du changement de sexe.

Pourtant, on peut douter que la solution soit adéquate. Il est certain en effet que le nouveau statut juridique de l'intéressé n'est pas de nature à le protéger contre les atteintes de sa vie privée. Malgré une apparence extérieure féminine, il conserve des organes génitaux masculins. On peut donc penser que cette réalité lui sera aussi violemment opposée dans une prison réservée aux femmes que dans une prison d'hommes. L'incarcération dans un établissement pénitentiaire implique en effet une promiscuité physique ne permettant pas au transsexuel de cacher des caractères morphologiques peu conforme à sa nouvelle identité. Le changement de la mention du sexe sur l'acte d'état civil n'a donc pas atteint son but ultime, c'est-à-dire offrir au transsexuel la possibilité d'une réinsertion sociale dans le sexe opposé.

14 - En conclusion, la notion discordante apportée par l'arrêt la cours d'appel ne nous semble pas être de nature à remettre en cause la solution préconisée par le projet Braibant. La décision est justifiée par les circonstances de l'espèce et ne révèle pas un déficit de loi. Le doyen Carbonnier notait à ce propos «qu'il y a peut-être une sagesse législative à ne pas statuer sur les apax, des cas particuliers». Toutefois, s'il appartient aux seules juridictions de «combiner, l'audace et la prudence nécessaires à cette entreprise d'humanisme»[31], il importe de ne pas oublier que la question du transsexualisme doit faire l'objet d’une réponse unitaire de la jurisprudence.

Recueil Dalloz, 1999, n° 35, 7 octobre 1999, Cahier Jurisprudence, pages 508-511


Notes:

[1]  Le transsexualisme est une «affection mentale relevant de la psychiatrie» qui fut distinguée comme entité autonome en 1953 par H. Benjamin (Encyclopédie Universalis, V. Transsexualisme). Il se définit comme «un syndrome basé sur la conviction précoce, inébranlable et irrésistible du sujet d'appartenir au sexe opposé» (V. H. P. Klotz, état actuel de la question du transsexualisme, in Le transsexualisme, Droit et éthique médical, vol. 1, Masson, 1984, p. 23).

[2]  JCP 1993, II, n° 21991, concl. M. Jeol, obs. G. Mémeteau; Gaz. Pal. 15 avr. 1993, concl. M. Jeol; Defrénois 1993, p. 414 et 431, note J. Massip; TRD civ. 1993, p. 99, obs. J. Hauser; D. 1993, IR p. 1.

[3]  V. not. J. Massip, le transsexualisme: état de la question, Defrénois, 1992, p. 1009.

[4]  Ce principe fonde la reconnaissance officielle du changement de sexe (art. 9 c. civ. et 8 Conv. EDH); V. CEDH, 25 mars 1992, D. 1992, Somm. p. 325, obs. J.-F. Renucci; D. 1993, Jur. p. 101, note J.-P. Marguénaud; RTD civ. 1992, p. 450, obs. Hauser; JCP 1992, II, n° 21955, obs. T. Garé.

[5]  V. not. Mazeaud et Chabas (par F. Laroche-guisserot), Leçons de droit civil. Les personnes, Montchrestien, 1997, n° 471.

[6]  V. en ce sens concl. M. Jeol, préc., JCP 1993, II, n° 21991.

[7]  J. Chestin, G. Foubeaux et M. Fabre Magnant, Traité de droit civil. Introduction générale, LGDJ, 1994, p. 830 s.

[8]  Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, V. Apparent.

[9]  V. sur ce thème P. Mercader, L'illusion transsexuelle, l'Harmattan, 1994.

[10]  Sur le fonctionnement des art. 334-9 et 322 c. civ. interprétés à contrario.

[11]  V. not. G. Memeteau, obs préc., JCP 1993, II, n° 21991; J. Massip, Le transsexualisme: suite, Defrénois, 1993, p. 414 (spéc. p. 418).

[12]  V. cependant CA Bordeaux, 25 janv. 1993 (Cah. jurispr. Aquitaine 1993, p. 210, obs. Lemouland) où les magistrats semblent se dispenser de la reconnaissance par une expertise médicale du transsexualisme. Mais Mme Rubellin-Devichi rappelle que l'expertise et le jugement de première instance se situait avant le revirement de la Cours de cassation ("Défense et illustration du droit français à l'égard du transsexualisme", in Sur l'identité sexuelle: à propos du transsexualisme, préface M. Czermak et H. Frignet), coll. Le discours psychanalytique, éditions de l'association freudienne internationale, 1996, p. 131 (spéc. p. 139).

[13]  V. CA Agen, 13 déc. 1994, Cah. jurispr. Aquitaine 1994, p. 59 (nécessité de recourir à une expertise psychiatrique pour établir la réalité du syndrome alors même que le chirurgien atteste qu'il a procédé à l'ablation de la verge et la création d'une cavité néo-vaginale).

[14]  J. Massip, op. cit., Defrénois, 1993, p. 418.

[15]  Avant l'arrêt de 1992, la jurisprudence considérait la notion de cause étrangère à la volonté de l'intéressé dans un sens étroit (critère d'extériorité et non d'irrésistibilité) pour refuser le changement de sexe dû à une contrainte psychologique. Elle analysait cette modification comme un acte volontaire au principe d'indisponibilité de l'état des personnes (V. Cass. 1re civ., 21 mai 1990, Bull. civ. I, n° 117; JCP 1990, II, n° 21588; D. 1981, jur. p. 169, rapp. M. Massip, concl. Flipo).

[16]  En cela, l'arrêt Cass. ass. plén., 11 déc. 1992, opère un revirement de jurisprudence (contra, Cass. 1re civ., 21 mai 1990, op. cit.).

[17]  Information recueillie auprès des associations de transsexuels (ex. Belgique à Gand où l'opération peut être pratiquée sur des personnes séropositives).

[18]  F. Granier, Transsexualisme, état civil, vie privée et familiale dans les États membres de la CEIC, Dr. famille, déc. 1998, p. 4.

[19]  L. 10 sept. 1980.

[20]  Circ. 18 juill. 1993, mod. par Circ. 27 nov. 1996.

[21]  L. 14 avr. 1982.

[22]  Art. 28, à 28 c, livre 1 B.W.

[23]  En Italie.

[24]  En Allemagne et en Autriche.

[25]  V. référence in F. Granier, Dr. famille, préc.

[26]  Voire même normal.

[27]  V. J. Rubellin-Devichi, Défense et illustration du droit français à l'égard du transsexualisme, préc., spéc. p. 144.

[28]  Le pourvoi est recevable même en matière gracieuse (art. 610 NCPC). La demande de changement de sexe est considérée comme une action d'état. Comme elle affecte l'organisation de l'état civil, elle permet au ministère public d'agir comme partie principale en vertu de l'article 423 NCPC pour la défense de l'ordre public. Dans ce cas, l'intervention du ministère public confère à la procédure un caractère contentieux (V. en matière de changement de prénom: Cass. 1re civ., 22 févr. 1972, D. 1972, jur. p. 317, note Lindon).

[29]  Rappr. en filiation de la nécessité d'insérer un art. 311-20 dans le code civil pour éviter qu'après avoir consenti à l'insémination artificielle avec donneur le mari exerce son action en désaveu. On ne saurait en effet disposer librement des liens de filiation.

[30]  V. en ce sens CA Paris, 2 juill. 1998, JCP 1999, II, n° 10005, note Garé.

[31]  M. Jeol, concl. préc., JCP 1993, II, n° 21991.

Mis en ligne le 28/03/2010.


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