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AFFAIRE B. CONTRE FRANCE
arrêt


COUR EUROPÉENNE
DES DROITS DE L'HOMME

Affaire B. c. France
(57/1990/248/319)

Arrêt

Strasbourg, 25 mars 1992


En l'affaire B. c. France[1],
La Cour européenne des Droits de l'Homme, statuant en séance plénière par application de l'article 51 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:

MM. J. Cremona, président,
Thór Vilhjálmsson,
Mme
MM.
D. Bindschedler-Robert,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
J. Pinheiro Farinha,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh,
R. Macdonald,
C. Russo,
R. Bernhardt,
A. Spielmann,
N. Valticos,
S.K. Martens,
Mme
MM.
E. Palm,
R. Pekkanen,
A.N. Loizou,
J.M. Morenilla,
F. Bigi,
E. Palm,
Sir
M.
John Freeland,
A.B. Baka,

ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 27 septembre 1991, puis les 23 et 24 janvier 1992,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

PROCEDURE

1.   L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme (“la Commission”) le 12 novembre 1990, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 § 1 et 47 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (“la Convention”). A son origine se trouve une requête (n° 13343/87) dirigée contre la République française et dont une ressortissante de cet Etat, Mlle B., avait saisi la Commission le 28 septembre 1987 en vertu de l'article 25.

La requérante — on utilisera le féminin à son propos, conformément au sexe qu'elle revendique — a prié la Cour de ne pas divulguer son identité.

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 ainsi qu'à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 3 et 8.

2.   En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 § 3 d) du règlement, la requérante a manifesté le désir de participer à l'instance et a désigné son conseil (article 30).

3.   La chambre à constituer comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43[2] de la Convention), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 § 3 b) du règlement). Le 22 novembre 1990, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. Thór Vilhjálmsson, Sir Vincent Evans, M. R. Macdonald, M. C. Russo, M. A. Spielmann, M. S.K. Martens et Mme E. Palm, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 4 du règlement).

4.   Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 § 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier l'agent du gouvernement français (“le Gouvernement”), la déléguée de la Commission et le représentant de la requérante au sujet de la nécessité d'une procédure écrite (article 37 § 1). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire de Mlle B. le 19 février 1991, celui du Gouvernement le 21 et les observations écrites de la déléguée de la Commission le 22 avril 1991.

5.   Le 4 mars 1991, le président avait fixé au 25 septembre 1991 la date d'ouverture de la procédure orale après avoir recueilli l'opinion des comparants par les soins du greffier (article 38 du règlement).

6.   Le 28 juin 1991, la chambre a décidé de se dessaisir avec effet immédiat au profit de la Cour plénière (article 51).

7.   Le 19 juillet, le Gouvernement a formulé des observations complémentaires et la Commission a produit les pièces de la procédure suivie devant elle, ainsi que le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.

8.   Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg, sous la présidence de M. le vice-président Cremona qui remplaçait M. Ryssdal, empêché (article 21 § 5, second alinéa).

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

MM. J.-P. Puissochet, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères, agent,
P. Titiun, magistrat détaché à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères,
D. Ponsot, magistrat détaché à la direction des affaires civiles et du Sceau du ministère de la Justice, conseils;

- pour la Commission

Mme J. Liddy, déléguée;

- pour la requérante

Me A. Lyon-Caen,
Me F. Fabiani,
Me F. Thiriez, tous trois avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation,
Me A. Sevaux, avocate, conseils.

La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à ses questions, M. Puissochet pour le Gouvernement, Mme Liddy pour la Commission, Me Lyon-Caen et Me Fabiani pour la requérante.

EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPECE

9.   Citoyenne française née en 1935 à Sidi Bel Abbès, en Algérie, la requérante fut déclarée de sexe masculin à l'officier de l'état civil, sous les prénoms de Norbert et Antoine.

A. La genèse de l'affaire

10.   Aînée de cinq enfants, Mlle B. adopta dès son plus jeune âge un comportement féminin. Considérée par ses frères et soeurs comme une fille, elle se serait mal adaptée à un milieu scolaire ignorant toute mixité.

Elle accomplit en Algérie, en tant qu'homme, son service militaire, pendant lequel elle manifesta un comportement homosexuel.

Après s'être vouée pendant cinq ans à l'alphabétisation de jeunes Kabyles, elle quitta l'Algérie en 1963 et s'établit à Paris, où elle travailla dans un cabaret sous un pseudonyme.

11.   Angoissée par sa féminité, elle souffrait de dépressions nerveuses qui culminèrent en 1967, époque à laquelle elle fut hospitalisée pendant un mois. Le médecin qui la soignait depuis 1963 observa une hypotrophie de ses organes génitaux masculins et prescrivit une hormonothérapie féminisante qui entraîna rapidement un développement mammaire et la féminisation de sa physionomie. La requérante adopta désormais un habillement féminin. En 1972, elle se soumit au Maroc à une intervention chirurgicale, consistant dans l'exérèse des organes génitaux externes et la création d'une cavité vaginale (paragraphe 18 ci-dessous).

12.   Mlle B. vit aujourd'hui avec un homme qu'elle a rencontré peu avant son opération et qu'elle a immédiatement informé de sa situation. Elle ne se produit plus sur scène et les réactions d'hostilité qu'elle susciterait l'auraient empêchée de trouver un emploi.

B. L'action intentée par la requérante
1. Devant le tribunal de grande instance de Libourne

13.   Désireuse d'épouser son compagnon, Mlle B. assigna en justice le procureur de la République de Libourne le 18 avril 1978 pour voir

«dire et juger que déclaré[e] à l'état civil de son lieu de naissance du sexe masculin, [elle] présent[ait] en réalité une constitution féminine; dire et juger qu'[elle était] du sexe féminin; ordonner la rectification de son acte de naissance; dire qu'[elle] portera[it] désormais les prénoms de Lyne Antoinette».

14.   Le 22 novembre 1979, le tribunal de grande instance de Libourne la débouta pour les raisons ci-après:

«(...)
Attendu qu'il ressort clairement du rapport des experts et qu'il n'est d'ailleurs pas contesté que [B.], correctement déclaré à sa naissance de sexe masculin, a évolué vers une morphologie, un habitus et un comportement féminins en raison semble-t-il d'une hypogénésie congénitale (...) et de tendances psychiques après traitement hormonal et opérations chirurgicales;

Qu'il apparaît ainsi que la mutation de sexe a été volontairement obtenue par des procédés artificiels;

Qu'il ne peut être fait droit à la demande de Norbert [B.] sans porter atteinte au principe de l'indisponibilité de l'état des personnes;
(...).
»

2. Devant la cour d'appel de Bordeaux

15.   La requérante ayant interjeté appel, la cour de Bordeaux confirma le jugement de première instance le 30 mai 1985. Elle déclara notamment:

«(...) contrairement (...) à ce que soutient Monsieur [B.], son état actuel n'est pas “le résultat d'éléments irréversibles et innés préexistants à l'opération et d'une intervention chirurgicale commandée par les nécessités thérapeutiques” et l'on ne peut davantage considérer que lestraitements auxquels s'est volontairement soumis Monsieur [B.] aient abouti à la révélation du véritable sexe caché de l'intéressé, mais ils relèvent au contraire d'une volonté délibérée du sujet sans qu'aucun traitement autre ait été tenté et sans que ces interventions aient été impérativement commandées par l'évolution biologique de Monsieur [B.].

(...).»

3. Devant la Cour de cassation

16.   Mlle B. se pourvut en cassation. Son unique moyen était ainsi rédigé:

«Le moyen reproche à l'arrêt attaqué d'avoir débouté l'exposant de sa demande en rectification d'état civil,

Aux motifs que si, nonobstant le principe de l'indisponibilité de l'état des personnes, une modification peut intervenir lorsque la “nécessité irréversible et indépendante de l'individu y contraint”, ce qui peut être le cas des transsexuels vrais, celle-ci ne saurait être entérinée qu'après un long délai d'étude et de réflexion précédant la phase opératoire, pendant lequel une équipe médicale qualifiée pourra “acquérir progressivement la conviction que la situation est authentique et irréversible”; qu'en l'espèce (...) “aucune sorte de traitement psychologique ou psychiatrique n'a été tenté”; qu'“aucune observation prolongée n'a été faite par le premier médecin qui a prescrit un traitement hormonal, aucune garantie de cette même observation n'a été apportée avant l'intervention chirurgicale opérée à l'étranger”; que “le changement de sexe apparent n'a été obtenu que par la seule volonté de M. [B.], et il est évident que même après le traitement hormonal et l'intervention chirurgicale il continue à présenter les caractéristiques d'un sujet de sexe masculin dont l'aspect extérieur a été modifié par la grâce de la chirurgie esthétique et plastique”; qu'ainsi loin d'avoir abouti à la “révélation du véritablesexe caché de l'intéressé”, les traitements auxquels il s'est soumis relèvent d'une “volonté délibérée du sujet sans qu'aucun traitement autre ait été tenté et sans que ces opérations aient été impérativement commandées par l'évolution biologique de M. [B.]” (...);

Alors que l'identité sexuelle, droit fondamental de la personne, est constituée de composantes non seulement biologiques mais psychologiques; qu'en considérant comme inopérantes les interventions chirurgicales subies par un transsexuel pour mettre son anatomie en conformité avec son être, du seul fait qu'il n'en conservait pas moins ses caractéristiques génétiques et chromosomiques masculines, et abstraction faite de toute recherche — recherche que n'interdisait nullement l'absence de psychothérapie du sujet préalablement à l'intervention pratiquée compte tenu du rapport d'expertise judiciaire — d'un vécu psychologique opposé, la cour d'appel a privé sa décision de toute base légale au regard de l'article 99 du code civil.

(...)»

Le mémoire ampliatif de la requérante débutait par la «présentation» suivante:

«Une nouvelle occasion est ici donnée à la Cour de cassation de faire entrer les transsexuels dans la normalité, en leur accordant la rectification de leur état civil.

La solution est juridiquement possible puisque la Commission européenne des Droits de l'Homme a érigé en droit fondamental de la personne l'identité sexuelle.

Elle est humainement nécessaire afin que des êtres qui ne sont pas médicalement pervers, mais seulement victimes d'aberrations de la nature, puissent enfin vivre en harmonie avec eux-mêmes, et avec la société tout entière.»

Il comportait en outre un développement relatif à la Convention:

«VI. L'ordre juridique européen a rallié totalement cette thèse [admettant le droit du transsexuel à la reconnaissance de sa véritable identité], suppléant ainsi l'absence de texte législatif français en la matière.

La Commission européenne des Droits de l'Homme, saisie par un transsexuel qui avait vu sa demande rejetée par un arrêt définitif de la cour de Bruxelles, a estimé qu'en refusant de tenir compte des modifications licitement intervenues, l'Etat belge avait méconnu le respect dû à la vie privée du requérant au sens de l'article 8 § 1 de la Convention européenne des Droits de l'Homme; qu'en refusant de prendre en compte “l'identité sexuelle, telle qu'elle résulte de la morphologie modifiée, du psychisme du requérant, de son rôle social, (...) l'Etat belge avait traité l'intéressé comme un être ambigu, une apparence” (...)

C'est ce qui résulte d'un rapport en date du 1er mars 1979, qui reconnaît l'identité sexuelle comme un droit fondamental de la personne[3].

La France y a expressément souscrit puisqu'elle a publié une déclaration [d'acceptation] du droit de recours individuel devant la Commission européenne des Droits de l'Homme (...)»

17.   La première chambre civile de la Cour de cassation rejeta le pourvoi le 31 mars 1987, par les motifs que voici:

«Attendu, selon les énonciations des juges du fond, que Norbert [B.] a présenté requête au tribunal de grande instance afin de faire juger qu'il était de sexe féminin, qu'il y avait lieu en conséquence de modifier son acte de naissance et de l'autoriser à porter désormais les prénoms de Lyne Antoinette; que l'arrêt confirmatif attaqué l'a débouté de son action;

Attendu que Norbert [B.] reproche à la cour d'appel (Bordeaux, 30 mai 1985) d'avoir ainsi statué alors que l'identité sexuelle est constituée non seulement de composantes biologiques mais aussi psychologiques, de sorte qu'en décidant sans procéder à aucune recherche sur son vécu psychologique, elle aurait privé sa décision de base légale;

Mais attendu que la juridiction du second degré constate que, même après le traitement hormonal et l'intervention chirurgicale auxquels il s'est soumis, Norbert [B.] continue de présenter les caractéristiques d'un sujet du sexe masculin; qu'elle a estimé que, contrairement à ce que soutient l'intéressé, son état actuel n'est pas le résultat d'éléments préexistants à l'opération et d'une intervention chirurgicale commandée par des nécessités thérapeutiques mais relève d'une volonté délibérée du sujet; qu'elle a ainsi légalement justifié sa décision; que le moyen ne peut donc être accueilli;

(...)» (Bulletin des arrêts de la Cour de cassation, chambres civiles (Bull. civ.) I, 1987, n° 116, p. 87)

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Traitement médical

18.   Les traitements hormonaux et chirurgicaux tendant à donner aux transsexuels les marques extérieures du sexe qu'ils souhaitent se voir reconnaître n'exigent aucune formalité juridique ni autorisation.

Autrefois pratiquées à l'étranger, les opérations chirurgicales peuvent avoir lieu en France depuis 1979, sous contrôle médical. Le conseil national de l'Ordre des médecins ne s'y oppose pas et la Sécurité sociale prend en charge les frais de certaines d'entre elles.

Les auteurs ou complices d'atteintes volontaires à l'intégrité physique d'un être humain encourent des sanctions pénales, mais les poursuites, bien que possibles, restent exceptionnelles en matière de transsexualisme.

B. Etat civil

19.   Les événements se produisant dans la vie des personnes et ayant une incidence sur leur état donnent lieu à une mention en marge de l'acte de naissance ou à une transcription sur celui-ci: reconnaissance d'un enfant naturel (article 62 du code civil), adoption (article 354), mariage (article 75), divorce (article 1082 du nouveau code de procédure civile), décès (article 79 du code civil). Les officiers de l'état civil sont invités à réserver des espaces suffisants à ces fins (article 3 du décret 62-921 du 3 août 1962 modifiant certaines règles relatives à l'état civil).

1. L'accès aux actes de l'état civil

20.   Aux termes de l'article 8, premier alinéa, du décret du 3 août 1962,

«Les registres de l'état civil datant de moins de cent ans ne peuvent être directement consultés que par les agents de l'Etat habilités à cet effet et les personnes munies d'une autorisation écrite du procureur de la République.»

21.   Toutefois, «La publicité des actes de l'état civil est assurée par la délivrance de copies intégrales ou d'extraits» (même article, deuxième alinéa).

Les copies intégrales d'un acte de naissance ne peuvent être délivrées qu'à l'intéressé, ses ascendants ou descendants, son conjoint, son représentant légal, le procureur de la République ou toute personne autorisée par ce dernier (article 9, alinéas 1 et 3). En revanche, toute personne peut obtenir un extrait de l'acte de naissance d'un tiers (article 10).

Les mentions figurant sur l'extrait de naissance font l'objet de certaines restrictions. Ainsi, en cas d'adoption plénière pareil extrait ne doit contenir aucune référence au jugement d'adoption ni à la famille d'origine (article 12).

D'autre part, le décret du 26 septembre 1953 portant simplification des formalités administratives dispose que dans les procédures et instructions conduites par les administrations, services et établissements publics ou par les entreprises, les organismes et les caisses contrôlées par l'Etat, la présentation d'une fiche d'état civil remplace les extraits d'actes de l'état civil. Pareille fiche n'indique pas le sexe.

2. La rectification des actes de l'état civil et le changement de prénoms
a) Législation

22.   La rectification des actes de l'état civil obéit aux dispositions suivantes:

Article 57 du code civil

«L'acte de naissance énoncera le jour, l'heure et le lieu de la naissance, le sexe de l'enfant et les prénoms qui lui seront donnés, les prénoms, noms, âges, professions et domiciles des père et mère et, s'il y a lieu, ceux du déclarant. Si les père et mère de l'enfant naturel, ou l'un d'eux, ne sont pas désignés à l'officier de l'état civil, il ne sera fait sur les registres aucune mention à ce sujet.

Si l'acte dressé concerne un enfant naturel, l'officier de l'état civil en donnera, dans le mois, avis au juge du tribunal d'instance du canton de la naissance.

Les prénoms de l'enfant figurant dans son acte de naissance peuvent, en cas d'intérêt légitime, être modifiés par jugement du tribunal de grande instance prononcé à la requête de l'enfant ou, pendant la minorité de celui-ci, à la requête de son représentant légal. Le jugement est rendu et publié dans les conditions prévues aux articles 99 et 101 du présent code. L'adjonction de prénoms pourra pareillement être décidée.»

Article 99 du code civil
(tel que l'a modifié le décret n° 81-500 du 12 mai 1981)

«La rectification des actes de l'état civil est ordonnée par le président du tribunal.

La rectification des jugements déclaratifs ou supplétifs d'actes de l'état civil est ordonnée par le tribunal.

La requête en rectification peut être présentée par toute personne intéressée ou par le procureur de la République; celui-ci est tenu d'agir d'office quand l'erreur ou l'omission porte sur une indication essentielle de l'acte ou de la décision qui en tient lieu.

Le procureur de la République territorialement compétent peut procéder à la rectification administrative des erreurs et omissions purement matérielles des actes de l'état civil; à cet effet, il donne directement les instructions utiles aux dépositaires des registres.»

Article 1 de la loi du 6 fructidor an II

«Aucun citoyen ne pourra porter de nom ni de prénom autres que ceux exprimés dans son acte de naissance: ceux qui les auraient quittés seront tenus de les reprendre.»

b) Jurisprudence

23.   Nombre de tribunaux de grande instance (T.G.I.) et cours d'appel (C.A.) de France ont accueilli des demandes tendant à voir modifier, sur les registres de l'état civil, les mentions relatives au sexe et au prénom (voir, entre autres, T.G.I. d'Amiens, 4.3.1981; d'Angoulême, 18.1.1984; de Créteil, 22.10.1981; de Lyon, 31.1.1986; de Montpellier, 6.5.1985; de Nanterre, 16.10.1980 et 21.4.1983; de Niort, 5.1.1983; de Paris, 24.11.1981, 16.11.1982, 9.7.1985 et 30.11.1988; de Périgueux, 10.9.1991; de Saint-Etienne, 11.7.1979; de Strasbourg, 20.11.1990; de Thionville, 28.5.1986; de Toulouse, 25.5.1978; C.A. d'Agen, 2.2.1983; de Colmar, 15.5 et 30.10.1991; de Nîmes, 2.7.1984; de Paris, 22.10.1987; de Toulouse, 10.9.1991; de Versailles, 21.11.1984) ou au second seulement (T.G.I. de Lyon, 9.11.1990; de Metz, 6.6.1991; de Paris, 30.5.1990; de Saint-Etienne, 26.3.1980; C.A. de Bordeaux, 18.3.1991). Certains d'entre eux précisent que la modification de l'état civil ne revêtira pas un caractère rétroactif, afin de ne pas porter atteinte aux actes et situations juridiques antérieurs. La grande majorité de ces décisions ont acquis force de chose jugée, le ministère public n'ayant pas utilisé les voies de recours qui s'offraient à lui.

D'autres juridictions du fond ont toutefois statué dans le sens opposé (voir notamment T.G.I. de Bobigny, 18.9.1990 et de Paris, 7.12.1982; C.A. de Bordeaux, 13.6.1972 et 5.3.1987; de Lyon, 19.11.1987; de Nancy, 5.4.1973, 13.4.1977 et 22.4.1982; de Nîmes, 10.3 et 7.6.1986, 7.5 et 2.7.1987; de Rouen, 8.10.1986 et 26.10.1988).

24.   Quant à la Cour de cassation, de 1975 au 31 mai 1990 elle a eu l'occasion de statuer une douzaine de fois en la matière.

Dans deux arrêts du 16 décembre 1975 (Bull. civ. I, n° 374, p. 312, et n° 376, p. 313; Recueil Dalloz Sirey (D.S.) 1976, p. 397, note Lindon; Juris-Classeur périodique (J.C.P.) 1976, II, 18503, note Penneau), elle a exclu toute possibilité de prendre en considération une modification des attributs du sexe consécutive à un traitement hormonal et chirurgical auquel l'intéressé s'était délibérément soumis (1er arrêt), mais elle a laissé entendre que les juges du fond pourraient tenir compte d'un changement morphologique involontaire consécutif à un traitement pratiqué dans un camp de concentration pendant la Seconde Guerre mondiale (2e arrêt).

Le 30 novembre 1983 (Bull. civ. I, n° 284, p. 253; D.S. 1984, p. 165, note Edelman; J.C.P. 1984, II, 20222, conclusions de M. l'avocat général Sadon), elle a rejeté un pourvoi formé contre un arrêt qui avait refusé d'admettre le changement de sexe malgré un rapport médical favorable, car «la cour d'appel a[vait] relevé qu'en dépit des opérations auxquelles elle s'était soumise, Nadine V. n'était pas du sexe masculin».

La Cour de cassation a rendu deux autres arrêts les 3 et 31 mars 1987 (Bull. civ. I, n° 79, p. 59, et n° 116, p. 87; D.S. 1987, p. 445, note Jourdain). Le second concerne la présente affaire (paragraphe 17 ci-dessus). Dans le premier, elle a eu à se prononcer sur la situation d'un transsexuel marié et père d'un enfant. Tout en reconnaissant que génétiquement celui-ci restait un homme, la cour d'appel de Nîmes avait ordonné, le 2 juillet 1984, la rectification de son acte de naissance et la modification des prénoms. Sur pourvoi du ministère public, la Cour de cassation a censuré l'arrêt car les constatations y figurant ne démontraient pas l'existence d'un changement de sexe par l'effet d'une cause étrangère à la volonté de l'intéressé.

Les 7 mars 1988 (Bull. civ. I, n° 176, p. 122), 7 juin 1988 (Gazette du Palais (G.P.) des 7-8 juin 1989, jurisprudence, p. 4) et 10 mai 1989 (Bull. civ. I, n° 189, p. 125), elle a repoussé les pourvois de transsexuels n'ayant volontairement suivi que des traitements hormonaux: la cour d'appel avait constaté le caractère volontaire desdits traitements et pu estimer insuffisantes les considérations psychologiques et sociales invoquées.

Le 21 mai 1990, la Cour de cassation a réservé le même sort à quatre pourvois (J.C.P. 1990, II, 21588, avec le rapport de M. Massip et les conclusions de Mme l'avocat général Flipo). Elle a déclaré notamment:

«(...) le transsexualisme, même lorsqu'il est médicalement reconnu, ne peut s'analyser en un véritable changement de sexe, le transsexuel, bien qu'ayant perdu certains caractères de son sexe d'origine, n'ayant pas pour autant acquis ceux du sexe opposé; (...)»

Le quatrième pourvoi reprochait à la cour d'appel de «n'avoir pas non plus recherché si, à défaut d'une rectification du sexe, il n'y avait pas lieu, à tout le moins, d'accueillir la substitution de prénoms demandée». La Cour suprême a répondu que la requérante «n'a[vait] demandé devant la cour d'appel le changement de ses prénoms que comme conséquence du changement de sexe dont elle se prévalait» et qu'elle «n'a[vait] pas soutenu avoir un intérêt légitime au sens de l'article 57, alinéa 3, du code civil à ce que ses prénoms [fussent] modifiés même si ce changement de sexe n'était pas reconnu». Elle rejeta donc le moyen, le considérant comme nouveau.

C. Documents
1. Les documents administratifs
a) Les pièces d'identité

25.   En règle générale, les documents administratifs délivrés aux personnes physiques n'indiquent pas le sexe: carte nationale traditionnelle d'identité, passeport classique, permis de conduire, carte d'électeur, fiches de nationalité, etc.

Toutefois, les nouvelles cartes d'identité informatisées le mentionnent afin de permettre l'identification de l'individu par la machine et de tenir compte de l'existence de prénoms ambivalents. Il en va de même des passeports de modèle “communautaire”, appelés à remplacer progressivement les passeports “nationaux”.

b) Le numéro de l'I.N.S.E.E.

26.   L'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) attribue à toute personne un numéro, qui contient en tête un chiffre spécificateur quant au sexe (1 pour le sexe masculin, 2 pour le sexe féminin) et figure dans le répertoire national d'identification des personnes physiques. La Sécurité sociale reprend ce numéro et le complète pour chaque assuré.

Le droit d'utiliser le numéro en question se trouve réglementé par la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés. Par son article 8, elle subordonne à une autorisation par décret en Conseil d'Etat, adopté après avis de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), le recours au répertoire à des fins de traitement nominatif. Le décret n° 82-103 du 22 janvier 1982 relatif audit répertoire dispose qu'«En dehors des cas expressément prévus par la loi, le répertoire ne peut servir à des fins de recherches de personnes» (article 7).

Dans un avis de juin 1981, la CNIL a défini les grandes lignes de la doctrine qu'elle comptait suivre dans le contrôle de l'utilisation du répertoire et du numéro d'inscription à celui-ci. Elle a depuis lors donné des avis défavorables ou obtenu le retrait du numéro dans de nombreux cas concernant notamment le fisc et l'éducation nationale. En revanche, elle en a approuvé l'emploi pour contrôler l'identité des individus dans le cadre de la gestion automatisée du casier judiciaire et du fichier central des chèques de la Banque de France. Un décret du 11 avril 1985 a également autorisé la Sécurité sociale à se servir du numéro d'inscription au répertoire. La CNIL a aussi admis, lors de l'élaboration de plusieurs normes relatives à la paie du personnel, l'usage du numéro comme moyen de correspondre avec les organismes de sécurité sociale.

2. Les documents privés

27.   Aucun texte n'impose aux établissements bancaires et postaux d'apposer la mention “Madame”, “Mademoiselle” ou “Monsieur” sur la formule de chèque, mais en pratique elle y figure d'ordinaire. Chacun peut cependant exiger de n'y voir apparaître que ses nom et prénoms.

28.   Quant aux factures, elles doivent comporter le nom des personnes qu'elles concernent mais peuvent ne pas indiquer le sexe (article 3 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986).

PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION

29.   Dans sa requête du 28 septembre 1987 à la Commission (n° 13343/87), Mlle B. se plaignait du refus des autorités françaises de reconnaître sa véritable identité sexuelle et notamment de lui accorder la modification d'état civil qu'elle sollicitait. Elle invoquait les articles 3, 8 et 12 de la Convention.

30.   La Commission a retenu la requête le 13 février 1990 à l'exception du grief tiré de l'article 12, qu'elle a rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes. Dans son rapport du 6 septembre 1990 (article 31), elle conclut à la violation de l'article 8 (dix-sept voix contre une), mais non de l'article 3 (quinze voix contre trois).

Le texte intégral de son avis et de l'opinion dissidente dont il s'accompagne figure en annexe au présent arrêt[4].

CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR

31.   A l'audience, le Gouvernement a confirmé les conclusions de son mémoire. Il y invitait la Cour à «rejeter [la] requête» pour non-épuisement des voies de recours internes, «au surplus et en tout état de cause», pour tardiveté (article 26 in fine de la Convention) et, «à titre purement subsidiaire», pour défaut de fondement.

32.   Quant à la requérante, elle a demandé à la Cour, dans son mémoire, de

«- constater que l'Etat français a violé à son endroit les dispositions de l'article 8 § 1 de la Convention (...);

- condamner l'Etat français à lui verser la somme de 1.000.000 francs français (f.) en application de l'article 50 de la Convention (...) et la somme de 35.000 f. au titre des frais et dépens qu'elle a été contrainte d'exposer tant devant la Cour de cassation que devant la Commission et les instances européennes.»

EN DROIT
I. SUR LES QUESTIONS DE COMPETENCE ET DE RECEVABILITE SOULEVEES EN L'ESPECE

33.   Aux termes de l'article 26 de la Convention,

«La Commission ne peut être saisie qu'après l'épuisement des voies de recours internes, tel qu'il est entendu selon les principes de droit international généralement reconnus et dans le délai de six mois, à partir de la date de la décision interne définitive».

Le Gouvernement soulève deux exceptions d'irrecevabilité tirées, la première du non-épuisement des voies de recours internes, la seconde de la tardiveté de la requête.

A. Sur la compétence de la Cour pour connaître des exceptions préliminaires du Gouvernement

34.   La Commission demande à la Cour de les déclarer irrecevables. Elle n'oublie pas que la Cour, depuis son arrêt De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique du 18 juin 1971 (série A n° 12, et qu'il lui arrive de les accueillir (arrêt Van Oosterwijck c. Belgique du 6 novembre 1980, série A n° 40, pp. 5-31). Elle note toutefois que plusieurs juges ont exprimé sur ce point des opinions dissidentes, dès l'origine (arrêt précité du 18 juin 1971, pp. 49-58) et depuis lors (arrêts Brozicek c. Italie du 19 décembre 1989, série A n° 167, pp. 23-28, et Cardot c. France du 19 mars 1991, série A n° 200, pp. 23-24).

Selon elle, la jurisprudence de la Cour en la matière entraîne deux conséquences importantes: elle alourdirait la procédure des organes de la Convention et créerait une nouvelle inégalité entre gouvernement et requérant car ce dernier ne peut recourir contre une décision d'irrecevabilité prise par la Commission.

35.   La requérante ne se prononce pas. Quant au Gouvernement, il déclare maintenir ses exceptions eu égard à l'«attitude claire et constante» de la Cour en la matière.

36.   La Cour a examiné la thèse de la Commission, mais en l'état elle n'aperçoit pas de raison d'abandonner une jurisprudence qu'elle n'a cessé de suivre depuis une vingtaine d'années et qui se reflète dans des dizaines d'arrêts. Elle note en particulier que les arguments avancés coïncident en substance avec ceux que la Commission avait soulevés dans l'affaire De Wilde, Ooms et Versyp (série B n° 10, pp. 209-213, 214 et 258-263) et que l'arrêt précité du 18 juin 1971 n'avait pas retenus.

Elle s'estime donc compétente pour connaître des exceptions préliminaires du Gouvernement.

B. Sur le bien-fondé des exceptions préliminaires du Gouvernement
1. Sur le non-épuisement des voies de recours internes

37.   D'après le Gouvernement, la requérante aurait dû invoquer la Convention déjà devant les juges du fond et non pas seulement, pour la première fois, dans son pourvoi en cassation. Articulé à un stade aussi tardif, son moyen était irrecevable.

38.   La requérante répond que le principe de l'interdiction des moyens nouveaux devant la Cour de cassation ne s'applique pas aux moyens d'ordre public, de pur droit ou révélés par la décision attaquée; en outre, les parties seraient recevables à se prévaloir de tout argument de droit nouveau. Or le point de savoir si la motivation de l'arrêt de la cour d'appel de Bordeaux ne se heurtait pas à la Convention rentrerait dans cette catégorie.

39.   La Cour constate, avec la Commission, que devant le tribunal de grande instance de Libourne puis la cour d'appel de Bordeaux, l'intéressée se plaignait en substance d'une violation de son droit au respect de sa vie privée (voir notamment, mutatis mutandis, l'arrêt Guzzardi c. Italie du 6 novembre 1980, série A n° 39, pp. 25-27, §§ 71-72). Sans doute ne s'appuyait-elle pas, à l'époque, sur la Convention, mais une référence explicite ne constituait pas pour elle l'unique moyen d'atteindre le but poursuivi: de nombreuses décisions de juges du fond, rendues sur la seule base de textes de droit français, l'autorisaient à espérer obtenir gain de cause (paragraphe 23 ci-dessus), en quoi sa situation différait de celle de M. Van Oosterwijck (arrêt précité, série A n° 40, pp. 16-17, §§ 33-34).
De plus, la Cour de cassation ne déclara pas le moyen irrecevable parce que nouveau: elle le rejeta pour défaut de fondement (paragraphe 17 ci-dessus); Mlle B. le souligne à juste titre.

Il échet donc d'écarter l'exception de non-épuisement des voies de recours internes.

2. Sur la tardiveté de la requête

40.   En ordre subsidiaire, le Gouvernement arguë de la tardiveté de la requête. Selon lui, l'arrêt de la Cour d'appel de Bordeaux reposait uniquement sur des motifs de fait, de sorte qu'en tout cas le pourvoi en cassation n'avait aucune chance d'aboutir. Partant, le délai de six mois visé à l'article 26 in fine aurait commencé à courir dès le 30 mai 1985, date dudit arrêt, et la requérante ne l'aurait pas respecté.

41.   Pour Mlle B. au contraire, on ne saurait affirmer a priori l'inefficacité d'un pourvoi sous prétexte que les juges du fond ont statué «en fait»; la Cour de cassation avait compétence pour contrôler la rectitude des principes juridiques retenus par la cour d'appel pour exclure la prise en compte d'un changement de sexe.

42.   La Cour relève que l'intéressée présentait à la Cour de cassation un moyen de droit relatif à l'article 8 et invoquant l'avis de la Commission dans l'affaire Van Oosterwijck (série B n° 36, pp. 23-26, §§ 43-52). D'autre part, il n'existait à l'époque aucune jurisprudence constante qui révélât par avance l'inanité du recours de la requérante.

Au demeurant, le pourvoi en cassation figure parmi les voies de recours à épuiser en principe pour se conformer à l'article 26. A supposer même qu'il fût probablement voué à l'échec en l'espèce, son introduction ne constituait donc pas une initiative futile; partant, elle a eu à tout le moins pour effet de reporter le point de départ du délai de six mois.

En conclusion, il y a lieu d'écarter aussi l'exception de tardiveté.

II. SUR LE FOND
A. Sur la violation alléguée de l'article 8

43.   Selon la requérante, le refus de reconnaître sa véritable identité sexuelle enfreint l'article 8 de la Convention, ainsi libellé:

«1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui.»

Faute de consentir à corriger la mention de son sexe tant sur le registre de l'état civil que sur ses pièces officielles d'identité, les autorités françaises la contraindraient à révéler à des tiers des informations d'ordre intime et personnel; elle rencontrerait aussi de grandes difficultés dans sa vie professionnelle.

44.   La notion de “respect” inscrite à l'article 8, la Cour le rappelle d'emblée, manque de netteté. Il en va surtout ainsi quand il s'agit, comme en l'occurrence (arrêts Rees et Cossey c. Royaume-Uni des 17 octobre 1986 et 27 septembre 1990, série A n° 106, p. 14, § 35, et n° 184, p. 15, § 36), des obligations positives qu'elle implique, ses exigences variant beaucoup d'un cas à l'autre selon les pratiques suivies et les conditions régnant dans les Etats contractants. Pour déterminer s'il existe une telle obligation, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l'intérêt général et les intérêts de l'individu (voir notamment l'arrêt Cossey précité, p. 15, § 37).

45.   Selon Mlle B., on ne saurait considérer sa requête comme identique, en substance, à celles de M. Rees et de Mlle Cossey, dont la Cour a eu à connaître précédemment.

Tout d'abord, elle s'appuierait sur des éléments scientifiques, juridiques et sociaux nouveaux.

En outre, il existerait en la matière une différence fondamentale entre la France et l'Angleterre quant à leur législation et à l'attitude de leurs pouvoirs publics.
Dès lors, l'application même des critères retenus dans les arrêts précités des 17 octobre 1986 et 27 septembre 1990 devrait amener à condamner la France dont le droit, contrairement à celui de l'Angleterre, irait jusqu'à méconnaître l'apparence que les transsexuels se donnent légitimement.

La requérante invite d'autre part la Cour à pousser son analyse plus avant que dans les deux affaires susmentionnées: elle souhaite voir juger qu'un Etat contractant viole l'article 8 s'il nie de manière générale la réalité du sexe psychosocial des transsexuels.

1. Sur l'évolution scientifique, juridique et sociale

46.   a) Dans son arrêt Cossey, la Cour a déclaré «n'a[voir] connaissance d'aucun progrès scientifique significatif accompli» depuis son arrêt Rees: «il demeur[ait] vrai, notamment (...), qu'une opération de conversion sexuelle n'entraîn[ait] pas l'acquisition de tous les caractères biologiques du sexe opposé» (loc. cit., p. 16, § 40).

Or, d'après la requérante, la science paraît apporter deux éléments nouveaux dans le débat relatif au contraste entre l'apparence (sexe somatique transformé, sexe gonadique «bricolé») et la réalité (sexe chromosomique inchangé mais sexe psychosocial opposé) du sexe des transsexuels: d'un côté, le critère chromosomique n'aurait rien d'infaillible (cas des personnes pourvues de testicules intra-abdominaux dit féminisants, ou dotées de chromosomes XY malgré leurs dehors féminins); de l'autre, les recherches en cours donneraient à penser que l'ingestion de certaines substances à un stade donné de la grossesse, ou dans les premiers jours de la vie, déterminerait un comportement transsexuel et que le transsexualisme pourrait découler d'une anomalie chromosomique. Le phénomène pourrait donc avoir une explication non seulement psychique, mais matérielle, si bien que l'on ne saurait invoquer aucun prétexte pour refuser d'en tenir compte sur le plan du droit.

b) En ce qui concerne les aspects juridiques du problème, Mlle B. s'appuie sur l'opinion dissidente du juge Martens, jointe à l'arrêt Cossey (série A n° 184, pp. 35-36, § 5.5): les dissemblances qui subsistent entre les Etats membres du Conseil de l'Europe quant à l'attitude à adopter envers les transsexuels (ibidem, p. 16, § 40) seraient, de plus en plus, contrebalancées par l'évolution de la législation et de la jurisprudence de nombre de ces Etats. Des résolutions et recommandations de l'Assemblée du Conseil de l'Europe et du Parlement européen iraient dans le même sens.

c) L'intéressée souligne enfin la rapidité des mutations sociales que connaissent les Etats européens et la diversité des cultures représentées par ceux d'entre eux qui ont adapté leur droit à la situation des transsexuels.

47.   Le Gouvernement ne conteste pas qu'au XXe siècle, et surtout au cours des trente dernières années, la science a réalisé des avancées considérables dans l'utilisation des hormones sexuelles, tout comme en chirurgie plastique et prothésique, et que la question de l'identité sexuelle reste en pleine évolution sur le plan médical. Néanmoins, les transsexuels conserveraient leur sexe chromosomique d'origine; on ne réussirait à modifier que leur apparence. Or le droit devrait s'attacher à la réalité. En outre, on ne saurait banaliser des opérations qui présentent des dangers certains.

Les droits nationaux évolueraient eux aussi et beaucoup d'entre eux auraient déjà changé, mais les nouvelles lois ainsi promulguées ne consacreraient pas des solutions identiques.

Bref, on se trouverait dans une période de flottement juridique, moral et social.

48.   La Cour estime indéniable que les mentalités ont évolué, que la science a progressé et que l'on attache une importance croissante au problème du transsexualisme.

Elle note cependant, à la lumière des études et travaux entrepris par des experts en la matière, que toute incertitude n'a pas disparu quant à la nature profonde du transsexualisme et que l'on s'interroge parfois sur la licéité d'une intervention chirurgicale en pareil cas. Les situations juridiques qui en résultent se révèlent en outre très complexes: questions de nature anatomique, biologique, psychologique et morale liées à la transsexualité et à sa définition; consentement et autres exigences à remplir avant toute opération; conditions dans lesquelles peut être autorisé un changement d'identité sexuelle (validité, présupposés scientifiques et répercussions juridiques du recours à la chirurgie, aptitude à vivre avec la nouvelle identité sexuelle); aspects internationaux (lieu de l'intervention); effets juridiques, rétroactifs ou non, de pareil changement (rectification des actes de l'état civil); possibilité de choisir un autre prénom; confidentialité des documents et renseignements relatant le changement; incidences d'ordre familial (droit de se marier, sort d'un mariage existant, filiation), etc. A ces divers égards, il ne règne pas encore entre les Etats membres du Conseil de l'Europe un consensus assez large pour amener la Cour à des conclusions opposées à celles de ses arrêts Rees et Cossey.

2. Sur les différences entre les système français et anglais

49.   Selon la requérante, le sort des transsexuels apparaît, à l'examen, beaucoup plus dur en France qu'en Angleterre sur une série de points. La Commission souscrit en substance à cette opinion.

50.   Pour le Gouvernement au contraire, la Cour ne saurait s'écarter, dans le cas de la France, de la solution adoptée par ses arrêts Rees et Cossey. Sans doute la requérante peut-elle subir, dans son existence quotidienne, des «distorsions» propres à la gêner, mais elles ne revêtiraient pas une gravité suffisante pour enfreindre l'article 8. A aucun moment les autorités françaises n'auraient dénié aux transsexuels le droit de mener leur vie à leur guise. L'histoire de l'intéressée en fournirait la preuve: nonobstant son état civil masculin, Mlle B. aurait réussi à passer pour une femme. Du reste, un transsexuel souhaitant que les tiers ignorent son sexe biologique se trouverait dans une situation analogue à celle d'une personne désireuse de préserver d'autres éléments de son intimité (âge, revenus, domicile, etc.).

En outre, et d'une manière générale, la marge d'appréciation laissée aux Etats contractants porterait sur le choix tant des critères d'acceptation d'un changement de sexe que des mesures d'accompagnement dans l'hypothèse d'un refus.

51.   La Cour constate d'emblée qu'il existe entre la France et l'Angleterre des différences sensibles quant à leur droit et à leur pratique en matière d'état civil, de changement de prénoms, d'emploi de pièces d'identité, etc. (paragraphes 19-22 et 25 ci-dessus, à rapprocher du paragraphe 40 de l'arrêt Rees précité). Elle recherchera ci-après les conséquences qui peuvent en résulter en l'espèce sur le terrain de la Convention.

a) L'état civil
i) La rectification des actes de l'état civil

52.   La requérante trouve d'autant plus condamnable le rejet de sa demande de rectification de son acte de naissance que la France ne peut, à l'égal du Royaume-Uni, se prévaloir d'obstacles majeurs liés au système en vigueur.

A propos de l'organisation de l'état civil en Angleterre, la Cour aurait relevé que les registres avaient pour objet non de noter l'identité actuelle d'un individu, mais de relater un fait historique et que leur caractère public rendrait illusoire la protection de la vie privée si l'on consentait à les remanier ou compléter après coup de la sorte (arrêt Rees précité, série A n° 106, pp. 17-18, § 42). Or il n'en irait pas de même en France. Les actes de naissance auraient vocation à être mis à jour tout au long de la vie de la personne concernée (paragraphe 19 ci-dessus); on pourrait donc fort bien y signaler un jugement ordonnant de modifier l'indication du sexe d'origine. En outre, seuls y auraient directement accès les agents de l'Etat habilités à cet effet et les personnes munies d'une autorisation du procureur de la République; leur publicité serait assurée par la délivrance de copies intégrales ou d'extraits. Partant, l'Etat français pourrait accueillir la revendication de la requérante sans réforme législative; un revirement de jurisprudence de la Cour de cassation y suffirait.

53.   D'après le Gouvernement, la jurisprudence française en la matière n'est pas figée; le droit semble traverser une phase de transition.

54.   Pour la Commission, le Gouvernement ne présente aucun argument donnant à penser que la Cour de cassation accepterait de voir porter au registre de l'état civil le changement de sexe d'un transsexuel. En l'espèce, elle a rejeté le pourvoi au motif que la situation de la requérante découlait de son choix délibéré et non de données antérieures à l'opération.

55.   La Cour commence par relever que rien n'aurait empêché, après jugement, d'introduire dans l'acte de naissance de Mlle B., sous une forme ou une autre, une mention destinée sinon à corriger, à proprement parler, une véritable erreur initiale, du moins à refléter la situation présente de l'intéressée. Du reste, de nombreuses juridictions de première instance et d'appel ont déjà ordonné pareille insertion dans le cas d'autres transsexuels et le ministère public n'a presque jamais attaqué de telles décisions, désormais définitives dans leur grande majorité (paragraphe 23 ci-dessus). Quant à la Cour de cassation, sa doctrine va dans le sens opposé mais elle pourrait évoluer (paragraphe 24 ci-dessus).

La requérante, il est vrai, a subi son intervention chirurgicale à l'étranger, sans bénéficier de toutes les garanties médicales et psychologiques désormais exigées en France. L'opération n'en a pas moins entraîné l'abandon irréversible des marques extérieures du sexe d'origine de Mlle B. La Cour estime que la détermination dont a témoigné l'intéressée constitue, dans les circonstances de la cause, un élément assez important pour entrer en ligne de compte, avec d'autres, sur le terrain de l'article 8.

ii) Le changement de prénoms

56.   La requérante rappelle que la loi du 6 fructidor an II (paragraphe 22 ci-dessus) interdit à tout citoyen de porter un nom ou prénom différents de ceux qui figurent sur son acte de naissance. Au regard de la loi elle se prénommerait donc Norbert; toutes ses pièces d'identité (carte d'identité, passeport, carte d'électeur, etc.), ses chéquiers et son courrier officiel (téléphone, impôts, etc.) la désigneraient ainsi. Quant à la possibilité de changer de prénom, elle ne dépendrait pas comme au Royaume-Uni de sa seule volonté: l'article 57 du code civil la subordonne à une autorisation judiciaire et à la démonstration d'un «intérêt légitime» propre à la justifier (paragraphe 22 ci-dessus). Or Mlle B. ne connaîtrait aucune décision qui ait vu dans le transsexualisme la source d'un tel intérêt. De toute manière, le tribunal de grande instance de Libourne puis la cour d'appel de Bordeaux avaient refusé de lui attribuer les prénoms de Lyne Antoinette (paragraphes 13-15 ci-dessus). Enfin, le statut des appellations d'usage serait fort incertain.

La Commission souscrit en substance à cette thèse.

57.   Selon le Gouvernement au contraire, il existe en la matière une jurisprudence positive, abondante et soutenue par le parquet. Elle se bornerait à exiger le choix d'un prénom «neutre» comme Claude, Dominique ou Camille; or la requérante avait demandé des prénoms exclusivement féminins.

D'autre part, beaucoup de personnes se serviraient couramment d'un «prénom d'usage» différent de celui que consigne leur acte de naissance. Le Gouvernement concède pourtant que cette pratique n'a aucune valeur légale.

58.   Les jugements et arrêts communiqués à la Cour par le Gouvernement montrent bien que la non-reconnaissance du changement de sexe n'empêche pas forcément l'individu concerné d'obtenir un nouveau prénom destiné à mieux refléter son apparence physique (paragraphe 23 ci-dessus).

Toutefois, cette jurisprudence ne se trouvait pas établie à l'époque où ont statué le tribunal de Libourne et la cour de Bordeaux; en réalité, elle paraît ne l'être pas même aujourd'hui car la Cour de cassation semble n'avoir jamais eu l'occasion de la confirmer. En outre, elle n'ouvre qu'une porte fort étroite: le choix entre les quelques rares prénoms neutres. Quant aux prénoms d'usage, ils ne jouissent d'aucune consécration juridique.

En conclusion, la Cour estime que le refus d'accorder à la requérante le changement de prénom souhaité par elle constitue lui aussi un élément pertinent sous l'angle de l'article 8.

b. Les documents

59.   a) La requérante souligne que les documents officiels indiquant le sexe se multiplient: extraits de naissance, cartes d'identité informatisées, passeport des Communautés européennes, etc. Partant, un transsexuel ne saurait franchir une frontière, subir un contrôle d'identité ou accomplir l'une des multiples démarches de la vie quotidienne qui impliquent une justification d'identité, sans révéler la discordance entre son sexe légal et son sexe apparent.

b) La mention du sexe se trouverait aussi sur toutes les pièces où apparaît le numéro d'identification attribué à chacun par l'I.N.S.E.E. (paragraphe 26 ci-dessus). Or ce numéro serait d'un usage systématique dans les rapports entre les caisses de sécurité sociale, les employeurs et les assurés; il figurerait en conséquence sur les bordereaux de versement des cotisations et sur les feuilles de paye. Un transsexuel ne pourrait donc cacher sa situation à un employeur potentiel et à son personnel administratif, ni dans les multiples occasions de la vie quotidienne où l'on doit prouver la réalité et le montant de son salaire (conclusion d'un bail, ouverture d'un compte en banque, demande de crédit, etc.). Des difficultés en résulteraient pour l'insertion sociale et professionnelle des transsexuels. Mlle B. en aurait elle-même été la victime. Le numéro de l'I.N.S.E.E. servirait également pour la tenue, par la Banque de France, de la liste des chèques volés ou sans provision.

c) Enfin, la requérante traverserait des épreuves quotidiennes dans sa vie économique en ce que ses factures et ses chèques indiqueraient son sexe d'origine en sus des nom et prénoms.

60.   La Commission souscrit en substance à la thèse de l'intéressée. D'après elle, celle-ci subit, en raison de la nécessité fréquente de révéler à des tiers des éléments relatifs à sa vie privée, des perturbations trop graves pour que le respect des droits d'autrui puisse les justifier.

61.   Le Gouvernement répond d'abord que la fiche d'état civil et de nationalité française, le permis de conduire, la carte d'électeur et la carte nationale d'identité traditionnelle ne signalent pas le sexe.

Sans doute n'en va-t-il pas de même du passeport communautaire, mais sa création découle de règlements de Bruxelles; il ne s'agit donc pas d'une obligation de source française. Au demeurant, la requérante jouirait de la liberté de circulation indépendamment de son identité sexuelle et certains des exemples qu'elle cite manqueraient de pertinence; ainsi, la déclaration d'un accident automobile ou d'un autre sinistre n'exigerait nullement l'indication du sexe de l'assuré.

Quant au numéro de l'I.N.S.E.E., créé après la Deuxième Guerre mondiale à des fins de statistique démographique, on l'aurait utilisé par la suite pour identifier les bénéficiaires de prestations de la Sécurité sociale française. Il ne servirait guère qu'à cela et ne figurerait ni sur les cartes d'identité, ni sur les passeports ou autres documents administratifs. De toute manière, les organismes publics auxquels on le communique seraient tenus au secret. Les employeurs, eux, auraient besoin de le connaître pour acquitter une partie des cotisations sociales de leurs salariés.

A ce sujet, le Gouvernement exprime l'opinion que si Mlle B. n'a pu trouver un travail rémunéré en dehors du monde du spectacle, la chose peut s'expliquer par beaucoup d'autres raisons que sa qualité de transsexuelle; nombre de transsexuels exerceraient d'autres professions également honorables. Bien mieux: l'article 416-1 du code pénal réprimerait toute discrimination à l'embauche fondée sur le sexe ou les moeurs de l'intéressé; or aucun transsexuel ne l'aurait jamais invoqué.

Rien n'empêcherait non plus de demander aux banques que seuls apparaissent sur les chèques les nom et prénoms du tireur, non précédés de “M.”, “Mme” ou “Mlle” (paragraphe 27 ci-dessus), et elles ne vérifieraient pas la concordance des prénoms indiqués avec ceux qui figurent à l'état civil. De même, les factures ne mentionneraient pas d'ordinaire le sexe ni les prénoms du client, mais uniquement son nom (paragraphe 28 ci-dessus). Les transsexuels disposeraient ainsi des moyens de préserver leur vie privée.

62.   La Cour ne juge pas cette thèse convaincante. Avec la Commission, elle estime que les inconvénients dont la requérante se plaint dans le domaine en question atteignent un degré de gravité suffisant pour entrer en ligne de compte aux fins de l'article 8.

c) Conclusion

63.   La Cour en arrive ainsi à conclure, sur la base des éléments susmentionnés qui distinguent le présent litige des affaires Rees et Cossey, et sans avoir besoin d'examiner les autres arguments de la requérante, que celle-ci se trouve quotidiennement placée dans une situation globale incompatible avec le respect dû à sa vie privée. Dès lors, même eu égard à la marge nationale d'appréciation, il y a rupture du juste équilibre à ménager entre l'intérêt général et les intérêts de l'individu (paragraphe 44 ci-dessus), donc infraction à l'article 8.
Plusieurs moyens d'y remédier s'offrent au choix de l'Etat défendeur; la Cour n'a pas à lui indiquer le plus adéquat (voir notamment les arrêts Marckx c. Belgique du 13 juin 1979, série A n° 31, p. 25, § 58, et Airey c. Irlande du 9 octobre 1979, série A n° 32, p. 15, § 26).

B. Sur la violation alléguée de l'article 3

64.   Devant la Commission, Mlle B. se prétendait aussi victime d'un traitement juridique à la fois inhumain et dégradant au sens de l'article 3.
Elle n'a plus formulé ce grief depuis lors et la Cour ne juge pas nécessaire de traiter la question d'office.

III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 50

65.   Aux termes de l'article 50,

«Si la décision de la Cour déclare qu'une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d'une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s'il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable».

A. Dommage

66.   La requérante revendique d'abord 1.000.000 f. pour les préjudices moral et matériel qu'elle aurait subis. Le premier résulterait du sort que lui réserve le droit français; le second découlerait des troubles dans ses conditions d'existence, dus en particulier au fait qu'elle n'aurait jamais pu occuper un emploi de crainte d'avoir à révéler son identité sexuelle telle qu'elle figure dans les actes de l'état civil.

D'après le Gouvernement, elle n'a pas établi l'existence de pareils dommages et sollicite un montant exorbitant. Si la Cour relevait une infraction à l' article 8, son arrêt fournirait une satisfaction équitable suffisante.

La déléguée de la Commission, elle, ne prend pas position.

67.   La Cour considère que Mlle B. a moralement souffert de la situation jugée par le présent arrêt contraire à la Convention. Statuant en équité comme le veut l'article 50, elle lui alloue 100.000 f. de ce chef.

Elle écarte en revanche les prétentions relatives à un préjudice matériel. L'intéressée a longtemps exercé une activité professionnelle et en France nombre de transsexuels occupent un emploi. Bien que réelle, la difficulté de trouver du travail, en raison de la nécessité de dévoiler sa condition, n'est dès lors pas insurmontable.

B. Frais et dépens

68.   La requérante réclame en outre 35.000 f. au titre des frais et dépens qu'elle a exposés devant la Cour de cassation (10.000 f.) puis devant les organes de la Convention (25.000 f.).

Le Gouvernement laisse à la Cour le soin d'apprécier la demande en fonction des critères se dégageant de sa jurisprudence. Quant à la déléguée de la Commission, elle ne se prononce pas.

69.   Sur la base desdits critères, la Cour estime que l'Etat défendeur doit rembourser à l'intéressée l'intégralité de la somme en question.


PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.   Dit, par seize voix contre cinq, qu'elle a compétence pour connaître des exceptions préliminaires du Gouvernement;

2.   Les rejette à l'unanimité;

3.   Dit, par quinze voix contre six, qu'il y a violation de l'article 8;

4.   Dit, à l'unanimité, qu'il ne s'impose pas d'examiner aussi l'affaire sous l'angle de l'article 3;

5.   Dit, par quinze voix contre six, que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois, 100.000 (cent mille) francs français pour dommage moral et 35.000 (trente-cinq mille) pour frais et dépens;

6.   Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.


Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 25 mars 1992.


Marc-André EISSEN
Greffier

John CREMONA
Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 § 2 de la Convention et 53 § 2 du règlement, l'exposé des opinions séparées suivantes:

- opinion concordante de M. Russo;

- opinion dissidente commune à MM. Bernhardt, Pekkanen, Morenilla et Baka;

- opinions dissidentes de MM. Matscher, Pinheiro Farinha, Pettiti, Valticos, Loizou et Morenilla, précédées d'une introduction commune

- opinion concordante de M. Walsh;

- opinion séparée de M. Martens.


Notes:

[1]  Note du greffier: l'affaire porte le numéro 57/1990/248/319. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celles des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

[2]  Note du greffier: tel que l'a modifié le Protocole n° 8, entré en vigueur le 1er janvier 1990.

[3]  Note du greffier: avis de la Commission dans l'affaire Van Oosterwijck c. Belgique, série B n° 36, p. 26, § 52.

[4]  Note du greffier: pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (volume 232-C de la série A des publications de la Cour), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.

Mis en ligne le 11/06/2004.


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